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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Peut-on faire sa carrière en exploitant sa vergogne l'oeuvre d'un glorieux aîné et en le plagiant ouvertement ? Cela semble impossible, et pourtant un homme y est parvenu : Claude Farrère, ou plus exactement l'enseigne de vaisseau Frédéric Bargone, qui se retrouva en service en 1903 sous les ordres du commandant Julien Viaud, plus célèbre pour son nom de plume Pierre Loti. Cette rencontre fut décisive dans la carrière littéraire du jeune Bargone, bien qu'il soit fort difficile d'évaluer de quelle nature elle pouvait relever. On connaît le goût de Pierre Loti pour les jeunes garçons, d'autant plus que l'homosexualité, jamais abordée par Loti lui-même qui "féminisait" ses romances dans ses récits, est beaucoup plus présente dans les romans de Claude Farrère, même si elle fait souvent simplement partie du décor des moeurs orientales.
Toujours est-il que Claude Farrère parla souvent de Pierre Loti comme d'un ami, prétendant même avoir recueilli ses dernières paroles sur son lit de mort, ce qui est parfois contesté par la famille de Loti, tandis que Pierre Loti n'a jamais écrit une ligne sur Claude Farrère. Il est donc probable qu'il y eut un parasitage manifeste de Farrère envers son aîné de 26 ans.
Toutefois si, dès 1904, Claude Farrère entre en littérature avec une série de romans totalement inspirés de l'univers de Pierre Loti, sur bien des plans, son travail s'écarte presque immédiatement de celui de son modèle. Pierre Loti, en effet, est avant tout un poète, dont le verbe est sensuel, onirique, hédoniste, servi par un style fluide et imagé, teinté de réminiscences symbolistes. Claude Farrère, en revanche, est un romancier très terre à terre, un narrateur méthodique, précis dans ses descriptions, méticuleux comme un fonctionnaire sourcilleux du règlement. Ses personnages ne sont pas des émanations de lui-même, leurs vices ne sont pas les siens. Là où Pierre Loti s'assume en décadent amoral et narcissique, Claude Farrère donne plus l'impression d'avoir pour la décadence la fascination de celui qui est incapable de réellement s'y abandonner. D'où une certaine préoccupation de moralité qui se saisit de lui en cours de rédaction, et l'amène à faire triompher la vertu sur le vice au terme de son roman, sombrant dans un puritanisme prudent auquel jamais Pierre Loti ne se serait abaissé.
Mais cette frilosité littéraire et moralisatrice, qui empêchera toujours l'élève de dépasser le maître, lui assurera cependant la reconnaissance de ses pairs, du milieu littéraire, et d'une large partie d'un public désireux de s'encanailler, mais d'en ressortir totalement absous. Par la suite, les romans et les recueils de nouvelles de Claude Farrère s'adaptèrent à ce public fadasse et perdirent autant de leur intensité que de leur crudité, ce qui n'empêcha pas Claude Farrère de mener une carrière inaltérable durant plus de 50 ans, laissant à la postérité pas loin de 70 ouvrages presque exclusivement consacrés aux territoires de l'Empire Colonial Français, dont il était par ailleurs un vigoureux défenseur, même s'il tenait à en dénoncer les dérives.
Mort en 1957, Claude Farrère n'a pas assisté à la fin de l'Empire Colonial Français, ni au bannissement progressif de son oeuvre, d'abord par désuétude, ensuite sous l'effet de la repentance démagogique. Pour être honnête, ce n'est pas forcément une grande perte sur le plan strictement littéraire, tant Claude Farrère est devenu rapidement un reflet si conformiste de la mentalité de son époque qu'il ne pouvait que très difficilement lui survivre.
Toutefois il convient d'isoler de cette littérature fade ce que l'on peut appeler la « Trilogie Lotienne », à savoir : « Fumée d'Opium » (1904) ; « Les Civilisés » (1905) et « L'Homme Qui Assassina » (1906).
« Les Civilisés » tient une place à part dans cette trilogie, d'abord parce que ce roman obtint le prix Goncourt à sa sortie et fit connaître Claude Farrère au grand public, mais aussi parce que ce roman fut véritablement "subtilisé" à Pierre Loti. En 1883, Pierre Loti alors en mission à Annam (l'actuel Vietnam) avait été frappé et révolté par la manière dont les colons français se comportaient en Indochine, se montrant volontairement violents et ostensiblement décadents sans que rien ne le justifie à l'époque, le mouvement rebelle Viêt-Cong n'existant pas encore.
de manière anonyme, Pierre Loti avait révélé ces exactions dans une série d'articles envoyés au Figaro, dont la publication fut stoppée nette sur ordre du gouvernement.
Inspiré par ce précieux exemple, mais aussi probablement par son expérience personnelle, car il fut lui aussi détaché en Indochine Française, Claude Farrère signa le grand roman indochinois que Pierre Loti, quelque peu prisonnier de sa littérature sensuelle et exotique, n'a jamais jugé pertinent d'écrire.
« Les Civilisés » ouvrit donc la voie vers une thématique littéraire qui allait perdurer pas loin de 70 ans, incarnée notamment par par de très grands auteurs comme Eugène Pujarniscle, Henry Daguerches ou Jean Hougron, avec plus ou moins de complaisance, de décadence ou de nostalgie.
le roman se déroule presque exclusivement dans la ville de Saigon (rebaptisée après 1975 Hô Chi Minh-Ville, en l'honneur du leader Viêt-Cong héros de la décolonisation). C'était déjà en 1905 la capitale du Vietnam, et même si elle était moins peuplée qu'aujourd'hui, elle accueillait pas moins de 700 000 habitants, la plupart d'une extrême pauvreté. C'est dire si un colon occidental ayant su accumuler de tangibles économies pouvait absolument réaliser tous ses caprices à Saigon.
Trois amis français, un médecin colonial, Raymond Névil, et deux officiers de marine, le capitaine Torral et le comte Jacques de Fierce, forment un trio d'amis qui se sont eux-mêmes baptisés les "Civilisés". Depuis de nombreuses années, ils consacrent leurs soirées – et assez souvent leurs nuits - à écumer autant les endroits sélects que les bas-fonds de Saigon, usant et abusant de tous les plaisirs, alcool, drogues, jeux d'argent et bien entendu bacchanales sexuelles de toutes sortes. Plus âgé que ses camarades, Raymond Névil est célèbre dans toute la ville pour courir après tous les jupons qui passent. Longtemps collectionneur d'indigènes, qui préféraient payer les soins du médecin en nature plutôt qu'avec leurs maigres pécules, Raymond Névil, qui est le plus joueur des trois, les néglige désormais pour traquer les épouses des administrateurs coloniaux ou les jeunes femmes européennes en visite touristique. Prédateur cynique et accompli, insensible aux sentiments, il n'est pas rare qu'il échange ses conquêtes avec Jacques de Fierce, le benjamin de la bande, un garçon encore jeune, surtout émoustillé de se retrouver plongé dans un pays où tout est permis, rien n'est immoral, et où il se retrouve délivré du carcan aristocratique dans lequel il a été élevé. Enfin, le troisième larron, Torral, est un homosexuel brutal qui ne consomme que des éphèbes et des garçonnets annamites, sur lesquels il règne en despote autoritaire, faisant de ses favoris du moment des serviteurs dociles et des esclaves sexuels.
Enivrés par le pouvoir dont ils jouissent (dans tous les sens du terme), les trois hommes se sentent en permanence tout en haut d'une Olympe dont nul ne peut les faire descendre. Si les obsessions sexuelles de Raymond Névil sont bien connues, il est cependant indéboulonnable, étant le médecin le plus célèbre et le mieux fourni de Saigon. Torral et Fierce, en revanche, sont des militaires, et en ce sens, doivent donner preuve d'exemplarité en journée. Ils mènent donc eux une véritable double-vie, qui pourrait occasionner leur renvoi de l'armée si leurs supérieurs en étaient informés. Ce risque redouble l'excitation de leurs décadences, mais en réalité, si personne dans leur hiérarchie ne sait ce qu'ils font la nuit, c'est parce que personne ne veut le savoir. Saigon est une ville de tentation, où la solde d'un officier peut aisément faire de lui un "Civilisé", un nabab, un hédoniste.
Toute la première moitié de ce roman consiste en une intense et habile immersion dans les amusements nocturnes et abjects de ces trois amis, où, disons-le, leur décadence et leur cruauté ne connaît pas de limite. Mais tout en consignant les faits et gestes des trois pervers, tout en contant leur longue soirée de débauche improvisée avec Hélène Liseron, une artiste de cabaret française venue faire un tour de chant à Saigon et embarquée par le malin Raymond Névil, Claude Farrère souligne avec beaucoup de subtilité la nature réelle de ces âmes tourmentées, dépendantes de leurs plaisirs fourbes, se gorgeant de condescendance élitiste pour fuir leur véritable bête noire : l'ennui. Un ennui terrible, souverain, qui frappe chacun de ces hommes bloqués loin de chez eux, englués dans cette Indochine étrange et hostile, jamais tout à fait pacifiée, où il n'y a rien à faire ou presque, mais où l'on n'a pas le droit de se plaindre puisque l'on est grassement payés.
le débarquement inattendu à Saigon de deux jeunes femmes, Selyzette Selva et sa cousine Marthe Abel, l'une fille d'un officier récemment disparu et l'autre cousine de cette dernière, va sonner le glas de la déchéance tranquille de ces trois hommes. Fierce, le premier, tombe éperdument amoureux de Selyzette, dont il est nommé chaperon. Petite blonde écervelée et guindée, profondément chrétienne et vertueuse, Selyzette semble bien peu attrayante, mais sa bêtise pleine de candeur est émouvante, et il se dégage d'elle un parfum virginal et chaste qui reconnecte le jeune comte aux valeurs de son éducation.
de son côté, Raymond Névil est rapidement attiré par Marthe Abel, mais cette jeune femme glaciale aux allures de sphinx est d'une autre trempe que sa cousine. Orgueilleuse et consciente de ses charmes, elle ne cache pas à Raymond Névil tout le mépris qu'il lui inspire, tout son dégoût instinctif pour cet homme précocement vieilli par la débauche, dont les vices suintent comme d'épouvantables faiblesses. Car précisément parce que Raymond tombe amoureux de Marthe, il est sans défense face à cette jeune fille que l'inexpérience n'égare pas, que le statut du médecin n'impressionne pas et qui renvoie à l'homme qui se meurt d'amour pour elle tout le mépris d'une société occidentale dont il n'est plus digne, et dont Marthe demeure une fidèle représentante. Douloureusement atteint, Raymond Névil sombre dans une atroce dépression. Fierce, de son côté, arrive jusqu'à la célébration des fiançailles avec Selyzette, mais sous l'influence de ses deux amis, il décide de passer en leur compagnie une dernière soirée de célibataire avant de se ranger définitivement. Cette bacchanale se poursuit jusqu'au petit matin, avec quelques filles de joie. Mais alors que Fierce sort de la voiture de Névil, aux bras d'une prostituée vietnamienne, un fiacre qui passait au même moment s'arrête brusquement : sur le siège passager, Selyzette et sa mère regardent Fierce avec des yeux épouvantés, avant de redémarrer à toute allure.
Dégrisé par l'accident, Fierce tente en vain de s'expliquer, de se justifier, de s'excuser auprès de sa promise, qu'il inonde de lettres d'amour : Selyzette ne veut rien entendre, et ne veut plus le revoir. Pour Fierce, c'est la fin de tous ses rêves de mariage.
le trio des "Civilisés" est très atteint par ce double échec dans la rédemption. Torral, furieux, brocarde ses amis affligés : il est vrai que lui-même, de par ses moeurs, a renoncé pour toujours à la perspective d'une normalisation sociale, mais surtout, il est logique avec lui-même : des années de décadence font de celui qui les pratique un autre homme, il est vain et infantile d'espérer rentrer dans le droit chemin, et les échecs de ses deux amis lui semblaient prévisibles.
Soudain, une terrible nouvelle tombe : un navire de l'Indochine britannique, voisine envahissante de l'Indochine française, est entré dans la rade de Saigon, et a commencé d'attaquer les troupes françaises. La mobilisation est générale, mais nos trois "Civilisés", amollis par des années de débauche et minés par leurs récents échecs amoureux, se sentent incapables de retourner au front. Raymond Névil, le premier, ne pouvant oublier Marthe, rentre chez lui et met fin à ses jours. Fierce, anéanti par cette mort, décide finalement d'aller se battre, mais avec la volonté déterminée d'y mourir au combat, donnant au moins à sa mort le sens qu'il n'a pas su donner à sa vie. Quant à Torral, il déserte son poste sans états d'âme, et part se forger une nouvelle identité en émigrant au nord du pays. Ainsi se termine le bref destin de ces trois "Civilisés".
Plus d'un siècle après sa publication, et en dépit d'un contexte qui n'est plus d'actualité, « Les Civilisés » reste un roman d'une très grande force, d'une noirceur désespérée, qui donne de la colonisation française une image sordide et sans complaisance. La première partie, indéniablement sublime, est encore aujourd'hui terriblement choquante pour les âmes sensibles. La quête de rédemption amoureuse de deux des "Civilisés" est en revanche bien moins convaincante, d'autant plus que les deux demoiselles correspondent à des critères de pureté virginale aujourd'hui bien désuets, mais qui même à l'époque n'auraient, à mon sens, pas été de nature à perturber profondément des vicelards accomplis. Les romans indochinois qui pulluleront au XXème siècle, soucieux de réalisme, se garderont bien de retomber dans ce genre d'intrigue sentimentale. Mais c'est aussi grâce à cette posture morale, qui a le mérite de ne pas donner outre mesure dans le sermon, que ce roman a sans doute pu obtenir le prix Goncourt, lequel pour la première fois récompensait une oeuvre ouvertement critique de la colonisation française. Claude Farrère avait d'ailleurs sûrement visé la récompense littéraire, tant son roman, en dépit de personnages symbolistes, obéit rigoureusement aux règles du naturalisme cher à Edmond de Goncourt, fondateur posthume du prix qui porte son nom. Par la suite, Claude Farrère ne reviendra jamais au naturalisme, ce qui laisse à penser que sa démarche pour ce roman était réellement intéressée.
Toujours est-il que si « Les Civilisés » n'était peut-être qu'une sorte d'audacieux "coup littéraire", le roman, à défaut d'être forcément sincère, est soigneusement rédigé et conçu, avec un rigueur extrême et une maîtrise impressionnante pour un jeune romancier. « Les Civilisés » reste passionnant de bout en bout, tout en incarnant la pierre fondatrice d'une littérature exotique douloureuse et critique, que l'on gagnerait à redécouvrir.

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Un grand classique et l'un des meilleurs ouvrages sur l'Indochine coloniale. Très belle écriture, vision aristocratique du monde, très "politiquement incorrecte" pour l'époque.
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