C'est également au début des années 2000, et dans le même contexte, qu'apparaît en France une autre figure, importée des États-Unis où le terme apparaît sous la plume d'un essayiste conservateur de renom, David Brooks : le "bobo", c'est comme l'envers du "riverain". Son image est négative, même si les intéressés en jouent avec une forme d'auto-ironie. C'est que la figure du "bobo" permet aux classes moyennes urbaines, et tout particulièrement aux professions intellectuelles censément de gauche, de se ranger, ou d'être rangées, dans les élites — soit une manière de redéfinir la classe, comme si le capital culturel tenait lieu de capital économique. Or ce sont précisément ces "bobos" qui ont permis à la gauche de progresser dans les grandes villes, comme à Paris, au moment où elle reculait dans l'électorat populaire. Tout se passe donc comme si la gauche gouvernementale imputait à l'électorat "bobo", plutôt qu'à sa politique économique, la désaffection des classes populaires.
L'opposition entre le "bobo" et le "riverain" joue pleinement dans la constitution politique de la "question rom". D'un côté bien sûr, le "riverain" est incommodé par "les Roms", leurs bruits et leurs odeurs – comme naguère, ou encore aujourd'hui, par les prostituées étrangères. Son exaspération devient ainsi le fondement d'une politique populiste de droite qu'entreprend de copier la gauche gouvernementale. De l'autre côté, le "bobo" qui entreprend de défendre "les Roms" apparaît comme un "droit-de-l'hommiste" éloigné des réalités du terrain, coupable "d'angélisme". La solidarité qu'il revendique, loin d'être portée à son crédit, apparaît comme le signe de ses privilèges ; autrement dit, la générosité politique apparaît désormais comme une forme d'égoïsme social. L'opération de "dépolitisation" de la politique passe en effet par le discrédit des militants, toujours ramenés à leur prétendue "boboïtude".
On notera que la catégories "Roms" a bien une existence institutionnelle. Il y a d'un côté des porte-parole : si le mouvement de reconnaissance de ces populations émerge entre les deux guerres mondiales, c'est en 1971 que le World Romani Congress adopte à Londres cette dénomination générique, plutôt que Tsiganes ou Gypsies ; en France, c'est en 2005 que naît par exemple l'association La Voix Des Rroms (selon une orthographe alternative). D'un autre côté, l'Union Européenne reconnaît une "communauté transnationale", qu'elle compte par millions (10 à 12, selon une définition extensive qui contribue à lui donner du poids).
L'historien du postcolonialisme Achille Mbembe le souligne : "il n'y a plus de travailleurs en tant que tels. Il n'y a plus que des nomades du travail. Si, hier, le drame du sujet était d'être exploité par le capital, aujourd'hui, la tragédie pour la multitude est de ne plus pouvoir être exploitée du tout, de faire l'objet de relégation dans une "humanité superflue", livrée à l'abandon, et dont le capital n'a guère besoin pour son fonctionnement."
La "question rom" symboliserait ainsi, sur le mode de l'exception minoritaire, ce qui pourrait bien être la règle pour la majorité. Ce n’est donc pas un hasard si "les Roms" sont aussi couramment associés, avec toute la violence de ce que nous avons qualifié de politique scatologique, aux décharges publiques, aux excréments et aux ordures. À peine bons à jeter, ils sont constitués en figure économique du déchet. Reste que le néolibéralisme ne renonce jamais à recycler : ils prennent une valeur politique, en tant que figure du rebut – comme s'ils étaient tout juste bons à rejeter.
Retrouvez les Grands débats de la 3ème édition du festival de Mediapart.
Premier débat : Ce qui (nous) arrive : l'anti-intellectualisme en campagne avec Edwy Plenel, président co-fondateur de Mediapart, Eric Fassin, sociologue et Caroline Ibos, maîtresse de conférence en science politique à Rennes II.