Ce que Bataille ne comprend pas (ne veut pas, ne peut pas comprendre ?), c'est que l'éthique proposée par Genet du Mal systématiquement poursuivi n'est pas le geste aberrant d'une "liberté souveraine" devenue folle et qui s'anéantirait dans le projet d'être une liberté sans frein et sans limites. Elle est liée à une situation d'abjection à laquelle un certain nombre d'individus sont assignés. C'est la réaction de quelqu'un qui est entièrement rejeté par la règle, et n'a donc pas à se poser la question d'une "irrégularité" qui viendrait jouer de manière occasionnelle avec elle. Il apparaît donc clairement que Bataille se situe dans l'espace social, culturel et sexuel de la normalité dont il peut décider, à sa guise, de transgresser, quand bon lui semble, les interdits. Genet n'a pas le choix : il est a-normal, hors normes, définitivement et totalement "irrégulier", et le seul choix qu'il puisse avoir est de revendiquer cette a-normalité dans laquelle l'ordre social l'a inscrit. [...] Pour Genet, choisir le Mal, ce n'est pas transgresser l'interdit, c'est choisir d'être ce que la société a fait de lui. Et transformer en orgueil, en principe de vie, ce qui devrait être éprouvé comme de la honte, vécu comme une malédiction.
L'injure est un faisceau lumineux qui dessine sur le mur une image grotesque de l'individu paria, et le transforme en un animal fantastique, une chimère, à la fois imaginaire (n'existant que comme le produit des regards phobiques) et bien réelle (puisque devenant la définition même de la personne ainsi transfigurée : un "pédérasque"). L'identité assignée à un individu par la stigmatisation n'est donc que le produit d'une expulsion, au-delà d'une frontière qui sépare le normal et le pathologique, de tout ce que la société considère comme son négatif. Mais, de cette expulsion même naît un personnage désormais doté d'une "nature" (elle-même héritage et reproduction d'une longue histoire collective de l'ordre social et sexuel). Et cette "nature" devient la réalité, la vérité de l'individu.
Il ne s'agit pas de savoir comment et pourquoi l'on devient "homosexuel", et pourquoi l'on est, on ne veut pas changer, mais de considérer qu'être homosexuel, c'est être inscrit par l'ordre social dans une catégorie infériorisée, qui expose à l'insulte, à l'infamie, à l'abjection... Il n'y a pas d'étiologie individuelle des psychismes qui conduirait à l'homosexualité, mais des structures inégalitaires de l'ordre social, qui rangent certains individus dans des catégories infériorisées, condamnées, ostracisées (être femme, être homosexuel, être noir, etc.), et le fait d'appartenir à l'une de ces catégories produit un type de psychisme qui ne relève pas de ce à quoi le bavardage psychanalytique nous a accoutumés, mais de la violence sociale et des structures de la domination.
On voit que les fantasmagories homophobes sont bien souvent partagées par les gays eux-mêmes, à cette différence près que chacun d'eux s'exclut de la catégorie ainsi portraiturée. Pour le discours dominant, une "tapette", une "tante", c'est tous les homosexuels, et pour les homosexuels, c'est tous les homosexuels sauf un, celui qui tient le discours. Car la force du discours dominant, et des représentations qu'il véhicule, c'est de s'imposer à tous, même à ceux qu'il infériorise, et un minoritaire qui entend briser ce régime d'évidences et cet ordre discursif rencontrera l'opposition non seulement des dominants, mais de la majorité des dominés dont la conscience et l'inconscient ont été façonnés par les structures de la domination (le syndrome du "bon colonisé" qui soutient le colonisateur, et est applaudi par celui-ci pour son "courage" et sa "modération").
Le processus d'abjection et la honte qu'il commande sont donc à la fois des structures qui collectivisent, puisqu'elles inscrivent dans une même catégorie les individus marqués par un même stigmate, et qui individualisent, puisqu'elles conduisent chacun à se détester, en lui-même et en l'autre qui lui ressemble. Le regard extérieur, l’homophobie sociale, produit une identité ; le regard propre, l'homophobie intériorisée produit une désidentification.
Didier Eribon vous présente son ouvrage "Vie, vieillesse et mort d'une femme du peuple" aux éditions Flammarion. Entretien avec Sylvie Hazebroucq.
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