— La vérité, elle est plus modeste, capitaine, dit Tachar en se penchant vers lui. La vérité, c'est que c'est moi qui suis fini, seulement moi, et ça n'a aucune importance car je ne compte pas.
Dans un sens Tachar a eu de la chance que vous l'ayez exhibé à la presse, nous avons dû rendre son cadavre mais si ça n'avait tenu qu'à moi, mon capitaine, je l'aurais dilué dans la chaux, je l'aurais enseveli dans les profondeurs de la baie, je l'aurais répandu aux vents du désert et je l'aurais effacé des mémoires. J'aurais fait qu'il n'ait jamais existé.
« ils sont tous morts salement, comme meurent les hommes, et ça n'a aucune importance, nous n'avons pas jamais eu besoin d'homme qui sachent mourir, nous avions besoin d'hommes qui sachent vaincre et qui soient capables sans hésiter de sacrifier à la victoire tout ce qu'ils avaient de plus précieux, leur propre cœur, leur âme» p.65
(Nous sommes des hommes. C'est la faute, non l'excuse. La faute.)
- Ce n'est pas facile, ici, plaide encore Moreau.
C'est le trou du cul du monde.
- À ma connaissance, dit le capitaine Degorce, et pour reprendre votre élégante métaphore, le monde a de nombreux trous du cul.
(On ne peut pas compter les vies sauvées, on ne peut compter que les morts. Je suis si fatigué de compter les morts. Mon impuissance est sans limites.)
Nos actes n'ont aucun poids, mon capitaine, ils ne comptent pas, il a peut-être existé une race d'hommes qui le savaient, ceux qui ont égorgé les mariés, le savent peut-être encore, mais nous nous sommes devenus délicats, nous n'arrivons plus à expulser nos actes de nous-même, purement et simplement comme de la merde, nous nous empoisonnons, nos actes nous empoisonnent, nous suffoquons sous le déni ou la justification et, sur ce point, dans un sens, je vous ressemble, mon capitaine, même si je ne m'en réjouis pas, si je ne vous avais pas ressemblé, si je n'avais pas attaché une importance excessive à mes propres actes, je n'aurais pas rejoint l'OAS, je serais rentré chez moi et j'aurai pensé à autre chose. Mais que voulez-vous, dans l'oubli général, je me souviens de tout, mon capitaine, je m'en souviens très bien.
On ne peut pas être loyal sans mémoire et je suis loyal. Oui, mon capitaine, de nous deux, c'est moi qui ai trahi la République et c'est pourtant moi qui me suis montré loyal. Je ne vous parle pas de la France éternelle, de l'intégrité de la Nation, de l'honneur des armes ou du drapeau, toutes ces abstractions ineptes sur lesquelles vous avez cru bâtir votre vie, je vous parles des choses concrètes et fragiles dont nous fûmes les dépositaires, le hurlement des putains de Si Messaoud, les larmes de mon séminaristes, le petit rire idiot des jeunes filles du Milk Bar, la chanson de Belkacem le harki, que vous et vos semblables avez abandonné à la mort en 1962 au nom de votre curieux sens du devoir, je vous parle de tout ce que vous avez trahi, sans le moindre état d'âme, cette fois, et c'est à cela seul que je dois ma loyauté, peu importe que, pour finir, tout soit englouti dans l'oubli.
Mais le monde vous indiffère, mon capitaine, et vous vous abîmez dans la contemplation hébétée de l'exceptionnelle tragédie qu'il vous a été donné de vivre et vous vous demandez encore comment il est possible que vous soyez devenu un bourreau et un assassin. Vous n'y pouvez rien, même si vous êtes incapable de l'accepter. Le passé disparaît dans l'oubli, mon capitaine, mais rien ne peut le racheter. Plus personne ne se soucie de vous, mis à part vous-même. Le monde ne sait qui vous êtes et Dieu n'existe pas.