Je ne me suis jamais senti à mon aise parmi les catholiques, ça sonnait faux en moi, tous ces chants et cet amour dégoulinant à condition de ne jamais faire un pas de travers.
Autrefois, ma grand-mère me désignait comme un enfant débrouillard et moi, roi du malentendu, je croyais être un enfant des brouillards, perdu au milieu de ses origines. Voilà que le voile se déchire, pas besoin de couteau. Grâce à toi, je comprends qui je suis. Si comprendre c'est aimer alors l'amour s'approche avant que tu t'éloignes.
À dix ans je t'aurais accueilli en Sauveur.
A 17 ans je t'ai pris pour un menteur.
Mon enfance t'aurais adulé.
Mon adolescence t'a condamné. J'ai atteint tard l'âge de raison. Plus tard encore celui du cœur.
Avant de me rencontrer tu pouvais vivre sans ma présence, même si la blessure te lançait à bas bruit. Tu m'avoues qu'à peine je suis reparti, tu n'as eu de cesse de me retrouver. Nos temps temps se sont soudain désaccordé. Tu ne me manquais plus. C'est moi qui suis devenu l'absent. L'obsession a changé de camp.
Questions à mon père
Longtemps je me suis interdit d'aimer deux pères à la fois. Michel, celui qui m'adopta à l'âge de dix ans, me donna son nom de Méditerranée, son temps infini, une affection aussi discrète que démesurée. En aimer un autre eût été à mes yeux une trahison. Pourtant j'avais bien sûr un père naturel, un père biologique : Maurice Maman, médecin accoucheur , juif du Maroc, dont j'ai cru pouvoir nier l'existence après l'avoir vu à ma demande, l'année de mes dix-sept ans.
Michel et Maurice se sont rencontrés une fois, le jour de mon mariage. Puis Michel s'est donné la mort le 11 mars 2008, comme je l'ai raconté dans "L'homme qui aimait tout bas". Le moment était venu de me retourner vers mon "vrai père", Maurice Maman, d'autant qu'une maladie orpheline menaçait de l'emporter à tout instant. Au fil de nos conversations, je suis remonté à l'oasis du Tafilalet, au sud du Maroc, source de nos origines. J'ai découvert le visage de ses parents disparus, Mardochée et Fréha. Et aussi la dignité dont il fit preuve comme juif tout au long de sa vie, au Maroc et en France.
Pour étrange que cela paraisse, c'est parfois le rôle d'un fils de reconnaître son père. "Comme on peut aimer deux enfants, on peut aimer deux pères", m'a écrit Maurice. A présent je le sais.
Je sais ce qui m’a manqué. L’épaisseur des jours, la fluidité des jours. Se dire bonsoir le soir, et se retrouver au matin. Les mêmes. Ensemble. Sans jamais se poser la question de savoir si quelque chose d’autre nous séparerait que le temps qui passe, les petits qui grandissent et les grands qui vieillissent.
C’est facile d’être injuste.
" Autrefois ma grand-mère me désignait comme un enfant débrouillard et moi, roi du malentendu je croyais être un enfant des brouillards, perdu au milieu de ses origines."
Comme on peut aimer deux enfants, on peut aimer deux pères.
J'ai pensé que chacune de mes questions le maintiendrait en vie. C'était idiot, mais je ne pouvais chasser cette idée : aussi longtemps que j'aurais des choses à lui demander - et j'en avais tellement - Maurice ne mourrait pas. Il ne pourrait pas mourir. J'ai voulu croire à la force des histoires. A la puissance des mots contre la mort. Cela m'a plu, cette idée. Je me suis senti léger comme un enfant qui se jure en secret de rester immortel.