Les robots et les algorithmes remplaçaient la chair humaine ; vous pouviez commander n’importe quel objet inutile produit à l’autre bout de la planète et le recevoir chez vous le lendemain sans que personne ne soit intervenu dans le processus. La nuance, aussi, avait disparu de nos rapports. Votre réputation digitale faisait de vous un salaud ou un type bien, et rien d’autre n’existait plus dans cette zone floue qui faisait pourtant de nous des hommes et des femmes avec leurs contradictions, leurs ambitions de beauté et leurs affaissements dans la fange, selon la place qui était la nôtre à un instant donné dans la centrifugeuse du destin.
Plus personne ne se souciait de fraternité humaine, cette belle et universelle idée selon laquelle nous aurions acquis et diffusé assez de savoir, produit assez de poésie, créé tant de musique, inventé d’innombrables formes d’art considérées par tous, abandonné la course folle à l’individualisme, appris de nos drames et tissé suffisamment de liens entre les peuples pour faire triompher les accolades plutôt que les coups. Il n’en était rien et j’étais bien placé pour le savoir.
Je n’avais pourtant jamais aspiré à rien d’autre qu’à vivre comme sautillent les enfants, d’un pas léger et innocent.
Notre marché était donc planétaire. Notre armée d’attachés de presse, de conseillers en image et d’éditeurs qui nous pressaient amicalement d’écrire un livre voyaient déjà tous arriver le premier anniversaire du drame comme un nouveau fruit bien juteux à presser derechef jusqu’au noyau. Ils avaient raison : pas même ralenti, le convoi lancé à pleine vitesse ferait le plein à l’occasion de cette première date commémorative, et nous repartirions pour une nouvelle tournée mondiale, reprenant sans doute le fil par les premiers médias honorés au lendemain de l’événement.
Tout ce qui nous faisait, notre culture, nos références, nos connaissances, les livres lus, les films vus, les pays adorés, les langues parlées, les gens croisés, les tableaux aimés, nos déchirures, nos victoires et nos défaites, la complexe constellation familiale, notre histoire et nos espoirs, nos doutes et notre étrangeté, c’est tout cela qu’on lançait à terre, en espérant que l’autre y accordât un peu d’importance, y trouvât même de belles choses, des paysages communs ou des terres neuves à explorer, voire des plaies à panser. C’est tout cela qu’on tendait en offrande dans une histoire nouvelle, en espérant susciter des « Ooh » et des « Aah » dans un regard qui nous défrichait pour la première fois, et tout cela comptait bien plus qu’une gueule d’amour ou un sublime corps inédit.