La grande crevasse

Il dominait d’une centaine de mètres l’agglomération de Chamonix d’où montait un bourdonnement de vie. La fraîcheur descendait des sommets. Dans les champs, les criquets s’étaient tus. Une impression de paix et de sérénité enveloppait toutes choses. L’ombre s’installait pour la nuit et gagnait peu à peu les hauteurs.

Plus irréel que tout sont les moments de calme, ces zones de silence spéciales à la haute montagne, pendant lesquelles la vie paraît s'être retirée des choses.

Ici, on ne peut pas mentir !… On ne ment jamais en haute montagne.

Rien n’est plus capricieux qu’un sentier forestier : celui-ci épouse les contours du bois, se faufile au plus profond des futaies, puis s’échappe dans une trouée, traverse des pâturages, laisse apparaître un lambeau de paysage.

L’amour de la montagne ne se discute pas.

Maintenant, initiée, elle sait qu’elle fait désormais partie de la grande famille des montagnards, que tous les dangers qu’elle a courus pour venir jusqu’ici sont négligeables, que pour la première fois de sa vie elle atteint aux difficiles sommets du bonheur.

Comme une somnambule, elle gravit le dernier dièdre, largement ouvert, très lisse, sans prises, incliné à soixante-dix degrés.

Le grésil et la neige les cinglent en plein visage. Leurs moufles sont devenus durs comme de la glace, la toile des anoraks est raide et cassante. Ils ne sentent plus le froid et ça devient inquiétant.
Zian interroge brièvement :
"Froid ? Non... Le nez ? Le nez est brillant, tout va bien. Les mains ? Elle n'a pas quitté ses moufles, donc rien à craindre ? Ah ! Les pieds ! Sens tu tes pieds, Brigitte ? C'est important ! A peine ? ... Fait aller tes orteils dans tes chaussures... ça y est ? Ils bougent tous ? Bon ".

Il aperçut Brigitte qui montait vivement le sentier. Elle lui faisait signe de loin avec son écharpe. Il devinait ses traits joyeux, les mèches folles de sa chevelure.
"Je t'apporte ton déjeuner, Zian, quelle bonne dinette nous allons faire !", en levant à bout de bras le panier d'osier qu'elle portait. Ils s'assirent au milieu d'un tas de foin. Brigitte étala les provision, puis s'étira, s'allongea à plat ventre, pieds nus dans le foin, le menton dans les paumes, mâchonnant un brin de paille.

Entre deux routes, il faut toujours choisir la plus difficile.