Citations sur Léviathan (116)
La lumière éclairait faiblement ce visage d’ou la jeunesse avait fui. Dans ce front, dans ces joues avalées, l'age s’était installé pour toujours.
Mais quelque part au fond de son cerveau une pensée veillait, pareille à une flamme qu'aucun souffle ne réussissait à éteindre.
Alors elle ferma les paupières comme pour ramener en elle-même et contempler par l'esprit le spectacle de son triomphe.
C'est toute sa liberté qu'on abandonné à jamais lorsqu'on s'éprend d'un être ; le désir peut s'éteindre, la passion peut mourir tout à fait, mais il reste au fond du coeur quelque chose d'inaliénable que l'on peut donner mais non reprendre. L'homme qui aime a vendu son âme et c'est en vain que la haine vient disputer la place à l'amour ; jusqu'à la mort on appartient à ceux qu'on a aimés.
À d'autres, à des âmes plus dociles, le don de profiter des circonstances était départi. Bien des gens apprenaient le bonheur comme on apprend un métier, et se résignaient joyeusement à accepter le médiocre pour éviter le pire. De cette sagesse résultaient les mariages féconds, les vieux jours tranquilles, les dîners de famille qui réunissaient trois générations satisfaites.
D'autres étaient heureuses, mais elle ne le serait jamais; s'il était vrai qu'un être pu aussi bien ne pas naître. Une folie de rancune s'empara brusquement de son esprit et, pendant l'espace de quelques secondes, elle fut traversée du désir de frapper cette enfant dont le visage touchait presque ses mains. (...)
Sa vie était manquée une fois pour toutes, elle aimait mieux y renoncer. Chez cette femme torturée par elle-même, tout sentiment se viciait dès son origine et l'amour même prenait figure de la haine.
Cinq minutes plus tôt elle dormait encore, noyée dans des songes qu'elle ne pouvait plus se rappeler, et elle avait l'impression de revenir d'un pays lointain, où la tristesse était inconnue, dans un pays hostile aux chemins douloureux.
L'heure qu'elle vivait n'était pas comme les autres, c'était une heure exceptionnelle qui prenait sa place entre des années d'ennui, et il fallait s'en rendre compte et en profiter. En ce moment, elle était l'objet d'une grâce de son destin qui lui offrait quelque chose, et elle ne pouvait l'accepter.
Pendant des mois elle avait refusé de comprendre ce qui se passait en elle, parce qu'elle avait peur; elle avait toujours eu peur de la vie; si elle n'avait pas eu peur, elle aurait été moins dur envers les autres, mais sa méfiance naturelle portée à voir des ennemis en tous ceux qui l'approchaient et jusqu'en elle-même. A quarante-cinq ans elle en était encore à croire qu'on peut se défaire de ses passions en n'y songeant pas, de m^me qu'un juge fait jeter un criminel au cachot et s'en va dîner. Dans quel horrible désastre sombrait-elle à présent!
Il n'y a pas de hasard, il n'y a que des méchancetés du sort et ses perfidies, préparées de longue main, n'ont cette apparence fortuite que parce que les dessous nous en échappent.