Dans la salle à manger de la villa des Charmes, une galerie de portraits des Mesurat défunts renvoie des regards dominateurs, des caractères résolus. Celle qui s'attarde un peu chaque jour, pour épousseter la desserte située sous les portraits, a tout juste dix-huit ans et on peut déceler, sur son visage, des traits d'autorité qui en font une vraie Mesurat. Elle s'appelle Adrienne.
Nous sommes au début du XXe siècle, dans une petite ville de province où il faut rester bien respectable afin de ne pas alimenter les commérages qui ne demandent qu'à se propager dans les commerces et les maisons.
Adrienne soupire d'ennui dans cette villa lugubre, à la façade enlaidie par ses nombreuses fenêtres trop rapprochées les unes des autres. D'ailleurs, c'est uniquement par ces fenêtres qu'elle peut guetter un peu de vie pour fuir l'ennui et la tristesse du foyer. Elle est prise en étau, entre son père, retraité autoritaire, fier de sa routine quotidienne qu'il ne faut surtout pas perturber, et sa soeur Germaine, prématurément vieillie à trente-cinq ans par des fièvres récurrentes. Cette dernière, aigrie, jalouse et même haineuse, épie les moindres gestes de sa cadette et en réfère au père.
D'une profonde monotonie, les journées sont rythmées rigoureusement par le père et la soeur. Adrienne s'y résigne, en apparence, car face à cette vie privée de tout évènement significatif, des pensées s'agitent au fond d'elle. Elle arrive, pour un temps, à déjouer la surveillance de ceux qui apparaissent comme ses geôliers, et sort se promener à la faveur de la nuit. Un jour, un regard croisé, un petit salut du docteur de la ville et son esprit s'enflamme. Cet homme, à peine entrevu, devient son obsession, ses sorties nocturnes la menant inévitablement face à sa maison. C'est une lueur de bonheur possible pour celle qui se morfond jour après jour dans cette vie restreinte, elle s'y attache désespérément. Mais comment s'échapper du joug paternel, comment s'extirper de cette vie privée de tout bonheur ?
Avec une écriture aussi belle qu'envoûtante,
Julien Green offre un destin sombre et impitoyable pour cette jeune fille que l'on prend en pitié. Enfermée dans une vie insipide, elle se retourne parfois sur son passé mais « Jamais elle ne songeait à son enfance et à sa
jeunesse sans une espèce de lassitude, tant ces époques de sa vie lui paraissaient arides. Quand avait-elle été heureuse ? »
On la sent tirer derrière elle sa douloureuse existence. Entre ses espoirs, ses désillusions, ses accès fiévreux et ses moments de longue lassitude, l'étouffement qui l'oppresse est palpable.
Son état physique, renvoyé par un miroir de la villa, se soumet à son état psychologique que l'auteur scrute avec un remarquable talent. Les frayeurs intérieures d'Adrienne, son angoisse, ses accès mélancoliques, ce coeur broyé de souffrance, succèdent à des moments de tranquillité presque plus effrayants encore.
Entre sa soeur inquisitrice et sa crainte de gestes violents de la part de son père, les sentiments éprouvés par Adrienne sont confus. Opprimée, l'opinion qu'elle avait de son père évolue jusqu'au mépris de celui-ci dont elle juge les attitudes ridicules.
Naïve, elle tente maladroitement de trouver de l'aide à l'extérieur mais même là, elle se heurte à des personnes perfides. Pendant ce temps, son obsession amoureuse poursuit son chemin…
Il est dit, dans la quatrième de couverture, qu'Adrienne est « une autre inoubliable figure de femme au destin silencieusement écrasé » à l'image d'Eugénie Grandet et d'Emma Bovary. Mais même si l'on pressent une issue tragique, les évènements ne sont pas ceux auxquels je m'attendais et c'est avec fébrilité que j'avançais dans le cruel destin d'Adrienne.
Un roman remarquable et bouleversant.