Elle aime voyager,
Rinny Gremaud, quitte à parfois s'interroger sur la pertinence de ses pérégrinations, un soir loin de sa famille dans une chambre d'hôtel peu hospitalière, ou devant le seuil d'une maison qu'elle renonce à franchir. Elle aime voyager et emmener son lecteur dans ses explorations. Elle nous l'avait déjà montrée, cette curiosité qui l'entraîne aux quatre coins de la terre, dans
Un monde en toc (Le Seuil, 2018), un passionnant récit-reportage où elle racontait un périple qui l'avait conduite autour de la planète, d'Edmonton la canadienne à Casablanca la marocaine, en passant par Pékin et Kuala Lumpur, pour visiter cinq malls géants, ces superstructures à mi-chemin du mégahypermarché et du parc de loisir, une enquête qui donnait à réfléchir sur ce monde parallèle et complètement artificiel, « en toc », que nous avons construit autour de nos excessifs besoins de consommation et de divertissement. Cette fois, pourtant, c'est dans une quête beaucoup plus intime qu'elle nous invite à l'accompagner, un voyage à la recherche d'un père, cet homme qui, peu après sa naissance, l'abandonna avec sa mère pour retrouver une épouse et des enfants antérieurs et vivre avec eux le reste de sa vie.
« Je suis née en 1977 dans une centrale nucléaire, au sud de la Corée du Sud. »
La première phrase du récit, brutale et concise, happe immédiatement le lecteur, l'installant dans cet inconfort, l'idée d'une naissance au coeur même du danger, voire de l'Enfer, au sein d'un réacteur atomique. Et le titre du récit, bientôt commenté, se révèle image polysémique, habilement choisie puisqu'elle désigne à la fois le géniteur, ce « type qui pourrait bien être un salaud » pour avoir si délibérément disparu en laissant derrière lui la mère et son bébé, et le coeur nucléaire de la centrale de Kori, lieu extraordinaire de cette naissance de l'auteure, rappelé à sa mémoire quarante ans plus tard, lorsque l'état coréen annonce, en 2017, sa fermeture. « Un mot anglais, «
generator», avait habité mon enfance, résonnant de loin en loin, un mot qui pour des raisons indéniables, me fascinait, semblant dire tout à la fois l'engendrement, la naissance et l'étincelle. «
Generator», c'était le père. ». le désir de retrouver cet homme au nom de super-anti-héros, nourri aussi bien par la curiosité que par la volonté avouée de traquer et pouvoir, finalement, châtier celui qui oublia, si aisément, amour et responsabilités, ce désir inaugure, dès lors, un voyage qui, après l'évocation d'une enfance et d'une adolescence dans le port gallois d'Holyhead, mène l'écrivaine et son lecteur du Royaume-Uni aux Etats-Unis, en passant par la Corée du Sud et Taïwan, sur les traces paternelles, en quatre lieux, Wylfa, Linkou, Kori et Monroe qui sont autant de sites de centrales nucléaires, puisque c'est dans ces endroits successifs qu'il exerça ses talents professionnels. Ainsi l'enquête familiale prend également, très vite, la forme d'un voyage touristique original, puisque les monuments que l'on y croise à chaque étape sont les enceintes de cette industrie radioactive, dont
Rinny Gremaud, se plaît avec beaucoup de malice à peindre les errements et les déboires technologiques, rappelant, même si elle n'en condamne jamais explicitement l'existence, qu'elle est aux mains de trop d'apprentis sorciers.
Si les bâtiments qui ont, à un moment donné, abrité les emplois du père, peuvent être de cette manière visités et décrits, l'homme lui-même laisse peu d'empreintes, et c'est, paradoxalement, à cause de la nécessité dès lors de « boucher les trous » dans son histoire, ce manque d'archives qui suscite l'intérêt narratif et la beauté du texte de
Rinny Gremaud. Revendiquant le droit à la « rêverie », à l'invention, au « roman », dans un texte qui se présente comme un « récit », l'écrivaine exerce avec brio cette liberté de l'imagination pour construire ce contre-tombeau du Père. Alternant les passages lyriques, de savoureux morceaux de bravoure - quand elle célèbre la mémoire extraordinaire et le goût de la poésie de cet homme, qui en dépit de tous ses défauts, reste capable de réciter magnifiquement des vers, s'appliquant à le décrire ici comme un mécanicien ingénieux, là comme une sorte de chevalier à moto, traversant avec fougue les landes galloises -, et les descriptions ironiques, tournant, sans cesse, avec une allègre pugnacité et le sens des mots qui font mal, ses fers dans les plaies du « salaud », pour mieux fustiger son choix d'un destin médiocre, elle retourne ainsi, pour elle et son lecteur, l'amertume née de ses découvertes en joie vacharde… Et l'on retrouve, dans ce récit, ce qui nous avait plu intensément dans «
Un monde en toc », cette justesse du regard sur les lieux et les personnes qui les habitent, cette espièglerie aussi de
Rinny Gremaud, sublimée par la magie de ses mots, quand le talent d'une grande journaliste se mue en puissance littéraire. Un texte à découvrir d'urgence!