Noircir - consciemment ou inconsciemment - ces pages fut pour moi comme agiter un mouchoir blanc après le départ du train qui t'éloigne dans l'infini lointain (...)
Non, je n'ai pas vaincu la grammaire qui me condamne à ne parler de toi qu'au présent. Certains de ceux qui se prétendent mes amis et qui ont sans doute pactisé avec la grammaire nationale issue de la Troisième République et de l'État français, me recommandent modestement l'usage de l'imparfait du subjonctif. Et ta sœur ! Jamais ! Jamais vous entendez, jamais ! Jamais je n'accepterai pour toi autre chose que le présent.
Moi j'écris comme d'autres édifient des monuments pour honorer la mémoire de leurs disparus. Je tente ainsi d'ériger du bout de ma plume un palais de papier accessible à tous ceux qui n'ont pas eu la chance de te connaître, donc de t'aimer.
Demain au matin l'ambulance t'arrachera à tout cela, tout ce qui a fait ta vie, pour te conduire dans un lieu où l'on dépose avec précaution ceux et celles pour qui on ne peut plus rien faire, afin de faire d'urgence ce qu'il est urgent de faire à ceux et celles pour qui on ne peut plus rien. Je savais que tu le savais ,mon coeur se déchirait de le savoir, et je savais que ton coeur se déchirait de savoir que tu le savais, et que je ne pouvais, en conséquence, ni te prendre dans les bras sans sangloter, ni te parler tout bas sans hurler. Le silence régna donc.
Le pain de deuil se mange seul et se mâche longuement tant il est dur à déglutir.
Quand le passé devient trop présent, il est grand temps d’oublier le futur.
Te souviens-tu d'une de mes premières critiques? « Minces tranches de vie coupées très fines par un esprit très gros. » Ça nous avait fait beaucoup rire. Mais c'est la seule que nous connaissions tous deux par coeur et immanquablement elle te rappelait une note dans ton carnet à faire signer par tes parents : « Peut peu, fais moins. »
Il y a, dans "Le Bréviaire de la haine" de Léon Poliakov, paru en 1951 et que nous avons dû lire, toi et moi, dans les années 60, deux trois pages d'un témoignage. Ni d'une victime qui aurait miraculeusement échappé à l'assassinat, ni d'un bourreau, juste d'un témoin qui se trouvait là, par hasard, au bord d'une fosse, dans une sorte de terrain vague où on l'avait laissé inexplicablement pénétrer. Il relate en quelques mots la grandeur de ces gens. Des familles complètes, un village complet, attendent, nus, au bord d'une fosse. Ils attendent le moment d'être assassinés à leur tour, au bord de la fosse, alignés. C'est difficile. Certains risquent de tomber sur les morts pas encore tout à fait morts qui gisent à leurs pieds. Et sans cesse les parents, note le témoin, parlent à leurs enfants. Les jeunes aident et soutiennent les plus âgés. Ceux qui prient, prient. Un homme, vieux, barbe en bataille, désigne le ciel de son index comme s'il voulait indiquer aux autres leur destination prochaine. Nul n'implore, nul ne demande grâce, nul ne crie. Une jeune femme, nue, belle, se tape la poitrine entre ses deux seins en répétant « 24 », elle a vingt-quatre ans. L'âge peut-être de ce soldat qui fume, sa mitraillette posée sur ses genoux, assis en bord de fosse, jambes ballantes. Il jouit de sa pause règlementaire sans doute.
Qui est humain ? Qui est indigne de vivre ? Qui doit avoir honte, éternellement honte ? L'espèce humaine ?
Cette honte, je m'en suis peu à peu sorti, mais je n'ai pas été capable pendant mes soixante années d'écriture d'honorer, de célébrer, la mort et la dignité de ces gens. Est-ce ainsi qu'on doit mourir ? Sans crier grâce, sans pleurer, sans colère, sans rage, comme tu as su le faire, comme je ne savais pas que j'aurais à mon tout à le faire.
Non, ce livre ne te sera pas dédié, il sera le fragile monument de papier érigée par un octogénaire débutant pour honorer ta jeunesse éternelle, indestructible, et ta beauté irréductible.
Ce soir, après avoir parcouru le fatras que je dois me résoudre à qualifier de livre, ton livre, la même peur m'a saisi. Pourquoi, pourquoi sous prétexte de célébrer ta mémoire, de glorifier notre amour tout en criant ma douleur, pourquoi me suis-je laissé aller ainsi au point de me retrouver dans ces pages sans pantalon ? Pourquoi avoir abandonné toute retenue. Pourquoi n'ai-je pas été capable, en bon petit scribouillard, de raconter ta vie, nos vies, d'une manière à la fois juste et tendre, classique et poétique, raisonnable en somme, et surtout chronologique ? Pourquoi m'en prendre aussi tout le temps au temps sous prétexte qu'il passe ou qu'il ne passe pas ?