Pour avoir traîné à ma suite quelques-uns de ces penseurs suffisants, je connais cette engeance d'explorateurs statiques, va-t-en guerre rassis, qui n'ont d'autre désir que d'arrêter le mouvement, de borner l'espace où les hommes aiment à s'aventurer. Retirés dans le cercle étroit de leur esprit, ils n'ont de cesse qu'ils n'aient réduit l'homme à quelque formules, règles, théories, grâce auxquelles, ensuite, s'estimant quittes de tout risque, ils évitent les expériences qui les contraindraient à s'engager corps et âme. Comme une armée débandée dès avant le combat, ils se replient toujours sur des positions qu'ils estiment sûres, puis, là, se reposent indéfiniment sur leurs acquis. Je n'ai, quant à moi, d'autres horizons que l'inconnu, l'exceptionnel, la démesure.
Je me souviens fort bien du jour où nous apprîmes qu'il nous serait désormais interdit de chanter. Journaux, radios, télévision nous informèrent que tout individu, ou tout groupe, surpris à chanter, en privé ou en public, accompagné ou non d'instruments de musique, serait arrêté séance tenante et emprisonné sans jugement. Tentatives d'explication et justifications suivirent : le temps consacré au chant était non seulement perdu mais volé ; le chant menaçait les intérêts vitaux de la nation ; avant d'être le symptôme le plus clair de l'agonie des sociétés, le chant était cause de leur décadence.
Je ne lui demande pas grand-chose : la voir de temps à autre, l'écouter, la regarder, ça me suffit bien. Tout cela jusqu'à ma mort et j'aurai été un homme. Sinon, sans amour, on ne doit pas être davantage qu'une pierre. Je crois bien qu'il faut aimer, n'importe quoi, mais aimer.