Poulets grillés

Deux heures plus tard, à la minute près, Torrez dévalait la rue d'un pas chaloupé de rhinocéros.

- T'es marié ? questionna Rosière en désignant les anneaux d'argent sur la main gauche de Lebreton.
- Veuf.
- Oh, désolée. Depuis longtemps.
- Huit mois et neuf jours.
Rosière eut un raclement de gorge gêné, mais son tempérament l'incita à pousser un peu.
- Elle s'appelait comment ?
- Vincent.
- Ah.
Ca ne ratait jamais. Ce "Ah" à la fois étonné et soulagé. Là, on ne parlait pas de famille brisée, aucun drame véritable. Lebreton avait vécu douze ans avec Vincent, mais le monde semblait penser qu'il ne souffrait pas vraiment, en tout cas, pas pareil. Louis-Baptiste avait l'habitude, mais chaque "Ah" plantait une banderille de plus. Il finirait l'année avec un dos de porc-épic. Dans cette brigade comme ailleurs.

Impatiente et, pour tout dire, gonflée d'espoir, Capestan déboucha au pas de course sur la place où glougloutait la fontaine des Innocents. Le vendeur d'une boutique de sportswear remontait son rideau couvert de graffitis. L'odeur de friture des fastfoods s'insinuait dans l'air encore frais. Capestan se tourna vers le 3 de la rue des Innocents. Ce n'était ni un commissariat ni un hôtel de police. Juste un immeuble. Et elle n'avait pas le code. Elle soupira et entra dans le café à l'angle pour le réclamer au patron. B8498. La commissaire le convertit en Bateau-Vaucluse-Champion du monde pour le mémoriser.

Quant à Rosière (...) elle philosophait avec Merlot qui, le cul dans son fauteuil, aidait psychologiquement.
- Plutôt mer ou plutôt montagne ! cracha Rosière. Pourquoi imposer un camp ? On peut pas tout prendre, peut-être ? Cette manie qu'ont les gens ! C'est toujours : t'es plutôt Beatles ou Rolling Stones ?
- Pink Floyd ! fit la voix de Dax dans le fond.
- ... Hallyday ou Eddy Mitchell ?...
- Sardou ! aboya Dax qui, à défaut de comprendre, avait le mérite de l'enthousiasme.
- Chien ou chat, sucré ou salé, je suis plutôt ci, je suis plutôt ça... Conneries, oui ! Pourquoi pas : t'es plutôt table ou plutôt chaise ? conclut Rosière.
(...)
- Absolument, chère amie ! Le choix, toujours le choix, exactement ce que je disais.

Les coupons de réduction. L'estomac de Capestan se noua de nostalgie au souvenir de sa grand-mère. Chaque matin, cintrée dans son kimono à motifs brun et or, elle s'installait au bout de la grande table de monastère de la cuisine. Elle versait l'eau chaude sur la chicorée, ajoutait du lait et deux sucres, allumait sa cigarette, puis attaquait la pile de prospectus reçus la veille. Elle tournait chaque page méticuleusement et, lorsqu'une offre lui semblait alléchante, elle calait sa cigarette dans l'encoche du cendrier, prenait la paire de ciseaux posée à côté et découpait la promotion distinguée. Elle les classait, au fur et à mesure, en trois piles : alimentaire, droguerie, services. C'était comme empiler des billets de banque, avec en plus la couleur, la variété, une ouverture sur un monde où tout était à tester. Aucun de ses petits-enfants assis à la table ne se serait avisé de perturber un travail d'une telle importance. Ils observaient, fascinés.
(p. 237-238)

- Remarquez, le bermuda en cette saison... il est réchauffé.
- Les ados, niveau vêtements, c'est pas la température qui compte pour eux.
- Vous avez un ado aussi ?
- J'ai de tout, répondit T. sérieusement.

- Quand les gars de la Fluviale l'ont repêché, il buvait le bouillon depuis un moment. Les poissons avaient commencé à le becqueter. Avec la peau translucide, on aurait dit une méduse. Putain, ils ont le coeur bien accroché, les mecs, pour palper des flans pareils. Du coup, l'heure du crime, c'était à la semaine près.
(p. 54)

- T'es marié ? questionna R. en désignant les anneaux d'argent sur la main gauche de [son collègue].
- Veuf.
- Oh, désolée. Depuis longtemps ?
- Huit mois et neuf jours.
R. eut un raclement de gorge gêné, mais son tempérament l'incita à pousser un peu.
- Elle s'appelait comment ?
- Vincent.
- Ah.
Ça ne ratait jamais. Ce 'Ah' à la fois étonné et soulagé. Là, on ne parlait pas de famille brisée, aucun drame véritable. [Il] avait vécu douze ans avec Vincent, mais le monde semblait penser qu'il ne souffrait pas vraiment, en tout cas, pas pareil. [Il] avait l'habitude, mais chaque 'Ah' plantait une banderille de plus. Il finirait l'année avec un dos de porc-épic. Dans cette brigade comme ailleurs.

- Le miel, mes enfants, le miel ! N’est-ce pas merveilleux, ce que donne la nature ?
La truffe de Pilou approuva, il attendait que ça tombe.
– Elle donne rien du tout, répliqua Rosière en pointant un doigt dodu sur son interlocuteur. Ce sont des centaines de petites abeilles qui bossent comme des acharnées pendant des mois pour se fabriquer leurs réserves et dès qu’elles ont terminé, y a un humain qui passe par là et taxe tout comme le dernier des mafieux. Les abeilles, elles se retrouvent une aile devant, une aile derrière, retour à l’usine les cocottes. La nature « donne ». Mon œil ! On la pille et c’est tout.

- T'es bilingue ? demanda Lewitz, épaté.
- Les vacances à Vegas, çà n'aide pas pour tout, mais pour l'anglais, un petit peu.