Etoiles Notabénistes : ******
Préface :
Jean Hougron
ISBN : 9782221101902
Un titre qui dit tout car cette histoire de vengeance lente et sagement mûrie par un homme qui a tout perdu mais qui ne veut punir que les seuls et vrais responsables de son malheur ne se situe qu'entre Blancs (Jean-Marie Legorn, la victime, et Vorlang, le commanditaire) et aussi un ou deux métis complices de ce dernier. Les hommes de main, quant à eux, sont vraisemblablement laotiens ou viêtnamiens, voire cambodgiens, mais Legorn ne cherche pas à régler son affaire à ce menu fretin, dispersé d'ailleurs dans la nature.
Comme motif de l'explosion du camion de Legorn au kilomètre 134, explosion dissimulée en principe sous la forme d'un attentat évidemment fomenté par le Viêt-minh (lequel, comme il le sera par la suite prouvé, n'a pourtant rien à y voir), l'envie, la basse et sanguine jalousie d'un Français d'origine allemande, Vorlang, qui vit d'une petite ferme et surtout de maints trafics pour lesquels il a déjà eu des problèmes avec les diverses autorités du lieu, envers Jean-Marie Legorn, fermier et éleveur de formation, qui a su, en s'appuyant sur une patience toute paysanne doublée d'une obstination résolument bretonne, développer au fil des ans une ferme qui est estimée comme la meilleure et la plus rentable du coin. Legorn est en outre heureusement mariée à Marthe et ils ont un fils.
Toute la famille se trouvait dans le fameux camion, avec une cargaison de soierie pour laquelle Legorn s'était endetté auprès de M. Kalandrajan, respecté et respectable commerçant hindou. Résultat : une cargaison et un camions en flammes, trois morts : Marthe, son fils et l'aide-chauffeur laotien, et un blessé grave, Legorn. Celui-ci finit tout de même par sortir de l'hôpital, avec une jambe désormais affligée d'une claudication qui le suivra jusqu'au cercueil, un problème aux poumons et les recommandations mi-apitoyées, mi-sévères des médecins. Autour de lui, tout le monde, y compris ses meilleurs amis, estime qu'il ne parviendra pas à redresser sa ferme et que, de toutes façons, endetté désormais tel qu'il est, sans compter les vols que, pendant sa convalescence forcée à l'Hôpital, son régisseur, Khoung le métis, grand ami de Vorlang entre parenthèses, a certainement commis avec délectation, mieux vaudrait pour lui, autant pour ses finances que pour sa santé, regagner la Métropole.
Dans le fond, Legorn, pour qui la Vallée Noire, sur laquelle il avait fondé tous ses espoirs de colon et qui l'avait si bien aidé à les réaliser, occupera à jamais une partie de son coeur, est du même avis. Mais pas question de s'en aller sans avoir tout réglé : d'abord ses dettes ... et ensuite ses comptes, invisibles mais meurtriers, avec Vorlang et ses complices.
Tranquillement, doucement, sans avoir l'air d'y toucher, sans laisser surtout à quiconque, fût-ce à ses meilleurs amis, entrevoir une seule des pensées vengeresses qu'il ne cesse de ruminer, Legorn pose ses pions, pousse Khoung à bout en lui reprenant déjà 47 000 piastres en espèces qu'il découvre dans son portefeuille et dont le métis ne peut expliquer la provenance et, bien entendu, en passant aussi au crible les livres de comptes ... et les troupeaux. Car, pour complaire à Vorlang, Khoung, qui ne devait pas croire au retour de son employeur ou, en tous cas, imaginait le voir revenir effondré et sans ressort aucun, a trouvé le moyen d'échanger certaines bêtes, en parfaite santé, bonnes laitières et excellentes reproductrices - les fameuses Australiennes que Legorn était le seul à avoir réussi à acclimater dans le pays alors que Vorlang, qui s'y était également essayé, avait subi un échec cuisant - contre des éléments faméliques, plus proches de la Mort que de l'herbe qu'ils mâchonnent sans appétit.
Khoung n'est d'ailleurs pas le seul sur qui Legorn fait planer comme une menace la fameuse question : "Va-t-il s'en aller sans faire du dégât, oui ou non ?" le commissaire du village, autre métis ami de Khoung et de Vorlang, est l'un des premiers à être touché. Tout autour, les locaux, prudents, observent. Certains, comme Oanh, la femme de Khoung, qui a bien des raisons pour détester son époux, aide d'ailleurs Legorn du mieux qu'elle peut. Et aussi, bien sûr, nombre de ses amis français, en particulier van Hollen et Deffand. En face, Vorlang rassemble ses troupes et se tient au courant, mais de loin car, dès qu'il a appris le retour de Legorn, il a filé à Saïgon ...
Le drame trouvera d'ailleurs son point final à Saïgon. Mais, avant d'en arriver là, le lecteur aura, un peu comme tous ceux qui veulent voyager par route ou par fleuve dans cette Indochine qui perd lentement sa cohésion coloniale, suivi Legorn et ses pensées - ce paysan "taiseux" pense énormément - dans les mille méandres que la Vie et, ici, le désir de venger ses morts et d'en finir avec un trafiquant rustre et sans panache, pour lequel, jamais, on ne ressent le moindre sentiment d'empathie (probablement parce que lui-même est incapable d'en éprouver envers autrui), imposent à une intrigue qui, en dépit de la tranquillité avec laquelle Hougron a choisi de la dérouler pour nous, se révèle bel et bien haletante, porteuse de coups de coeur et de colère, d'angoisses aussi . Cependant, l'auteur n'oublie pas son thème premier : nous faire connaître et aimer l'Indochine et ses peuples, tels qu'ils furent. Les descriptions sont toujours aussi puissantes et même, de plus en plus poétiques - on sent que Hougron a aimé cette Vallée Noire autant que son personnage ; les caractères des différentes nations représentées s'affirment en se nuançant ; plus que tout, l'éternel problème du métissage, qui semble souvent ne produire que des individus ivres de frustrations qui coulent dans leurs sangs mêlés, les poussant, semble-t-il, au-delà de leur nature individuelle, à une crise identitaire qu'ils vivent d'autant plus mal que, d'un côté comme de l'autre de leur ascendance, on n'accepte pas leur métissage dont ils ne sont pourtant pas responsables, s'impose ici dans toute sa complexité alors que, au contraire, le côté politique, auquel l'auteur nous avait habitués, s'efface tout-à-fait.
Pour résumer, un roman qui, au premier abord, ne paraît pas promettre beaucoup mais qui se découvre, au fur et à mesure des feuilles tournées, à la hauteur des deux premiers tomes de "La Nuit Indochinoise." Ne pas le lire serait passer à côté d'un excellent ouvrage. L'été approche : ne l'oubliez pas ! ;o)