Les héros ne sont peut-être tels que parce qu'ils ont commis une faute qu'ils passent toute leur vie à réparer.
Tristan disait souvent que rien ne serait arrivé sans la boxe. Mais, à vrai dire, rien ne serait arrivé sans la gare du Nord non plus. Et rien non plus s’il n’avait pas eu un père communiste. Mais il est vrai que la boxe était un bon début.
« Il faut une âme pure pour purifier les cœurs . »
Tout ce qui avait été l'univers idéologique de son père avait été vidé de son sens, tourné en horreur ou en ridicule, et lui-même, l'ouvrier d'Aulnay, n'était plus qu'un symbole d'échec social et d'aveuglement idéologique, même aux yeux de son fils.
Malgré sa rancune, Tristan songeait avec un peu de tristesse que son père mourait dans un monde où le mot de communisme était à peu près aussi valorisé que celui de nazisme, où Staline était placé au même rang que Hitler dans les tyrans meurtriers de l’Histoire après avoir été le petit père des peuples, le souverain admiré jusqu’à l’idolâtrie par des centaines de millions d’hommes dans le monde.
Il savait qu'il y avait là une force mystérieuse qui n'appartenait qu'à l'homme et qui consistait à haïr et éliminer par plaisir, sous couvert de raisonnements construits.
Le vrai problème de Tristan, c’était qu’il n’avait rien d’un guerrier. Il était assez trouillard et, même s’il le fut un peu moins avec l’expérience, il éprouvait une envie de fuite chaque fois qu’il passait entre les cordes du ring pour un combat. Adolescent, la peur le prenait lorsqu’il se retrouvait en face de son adversaire, imaginant aussitôt que celui-ci ne désirait rien d’autre que l’abattre. Et sous la férule de Meddi, il connut des rounds de pur affolement où il tournait paniqué dans sa cage, lançant au hasard des petits jabs impuissants, roulant ses coups comme un moulin à eau, désespérant alors son entraîneur qui poussait de son coin des hurlements furibonds. Avec Bouli, en junior, il apprit à se tenir – et c’était d’ailleurs un beau gars que ce Tristan au buste bien dessiné, rapide et souple, décochant ses petits coups secs – et il n’avait presque plus envie de fuir, bien qu’il ait encore et toujours l’impression que son adversaire était beaucoup plus courageux que lui. De sorte qu’il choisit, pour masquer sa peur, d’arborer lui aussi un visage impassible qui dissimulait mille effrois.
Tous les rôles auxquels elle avait succombé, surtout lorsqu'elle avait voulu être à la fois la mère irréprochable d'Alexandre et de Julie tout en étant le médecin irréprochable et exemplaire et formidable d'humour et de rigueur ( à la foi, tout à la fois) , après avoir été l'enfant irréprochable et sage, l'élève irréprochable et travailleuse- sans oublier la femme irréprochable et responsable et organisée.
Tristan n'avait pas le droit d'être lâche, justement parce qu'il était Tristan. Marcel et Louise, après beaucoup de tergiversations très référencées — Marcel proposait Joseph (Staline), Vladimir (Lénine), Vassili (Tchouïkov, vainqueur de Stalingrad), Maurice (Thorez), Louise préférait Victor (Hugo), Émile (Zola), Albert (Camus), et l'accord politico-littéraire avait failli se faire sur Louis (Aragon) jusqu'à ce que la proximité Louis-Louise n'enterre le projet —, s'étaient entendus, la veille de l'accouchement, sur Tristan, à la faveur d'un cousin très éloigné de la famille. Louise fit une recherche dans son dictionnaire des prénoms, qui indiquait que Tristan venant de Drystan, héros des légendes celtes à l'origine, semblait-il, connu grâce à l'histoire de Tristan et Iseut, amants légendaires tombés amoureux l'un de l'autre par un philtre magique qui allait les conduire à la révolte contre le roi et à la mort. Drystan signifiait « tumulte », « bruit », « révolte », ce qui inquiéta Louise et ravit Marcel, impatient d'engendrer ce héros de la révolution. Des décennies plus tard, lorsque la rigoureuse science des prénoms se fut affinée, Louise découvrit que les Tristan étaient en réalité, sous leur tumultueuse apparence, des êtres tendres et fragiles, « peu doués pour les études longues car ils aiment plutôt l'action », et cette idée de tendresse lui plut beaucoup, même si elle regretta de n'avoir pas choisi un prénom qui réussissait Polytechnique (mais à l'époque on ne savait pas !).
Et comme il était bon de se séparer en sachant qu’on se reverrait le lendemain et qu’il suffirait de penser à l’autre sans arrêt pour supprimer l’absence. Doubler le temps effectif par le temps de la mémoire.