Ce recueil est une réussite en ce qu'il nous permet de découvrir des nouvelles jamais publiées auparavant en français de cinq écrivains de talent ayant marqué la littérature japonaise durant la première moitié du siècle dernier, et ce en bande dessinée dans une présentation à l'occidentale, puisqu'il se lit à l'endroit. Il s'agit évidemment d'adaptation, plus ou moins libre semble-t-il, mais le volume se lit d'une traite, avec un certain plaisir.
Le premier texte d'
Akutagawa, Figures infernales (1918), met en scène un artiste peintre à l'allure un peu simiesque, dont le daimyô (seigneur) qu'il sert lui a pris la fille. Il doit peindre un paravent, ce qui lui demande plusieurs semaines de travail. Il choisit le thème de l'enfer, et pour son inspiration, il affirme qu'il lui faut le voir de ses yeux. Il va demander une mise en scène au seigneur, particulièrement horrible et douloureuse pour lui...et au bout de l'enfer, il produira l'oeuvre parfaite et ultime. C'est une sorte d'hymne sadique à la sublimation jusqu'au-boutiste de l'artiste dans son art, quel qu'en soit le prix.
Le second texte, Madame Osei (1926), est d'
Edogawa Ranpo, l'inventeur du polar fantastique japonais. Il prend donc logiquement une tournure plus criminelle. Madame Osei est mariée à un homme tuberculeux, et sort chaque jour rejoindre son amant. Son mari la laisse faire et fantasme même sur cet adultère, car il sait qu'encore tout excitée en rentrant, elle va lui prodiguer des caresses jouissives. Pour occuper son fils et ses copains en son absence, il va jouer à cache-cache avec eux dans la maison, et se cacher dans un grand coffre…malheureusement, la serrure se clipse, il est prisonnier. Quand sa femme rentre, elle finit par l'entendre appeler au secours…la situation pourrait bien s'avérer pour elle une aubaine…Un texte assez diabolique !
L'amour de Tojuro (1919), de Kan Kikuchi, place au centre du récit Tojuro, un grand acteur de kabuki qui doit jouer une pièce du célèbre
Monzaemon Chikamatsu. La dernière pièce qu'il a jouée n'a pas marché, jouer le rôle principal de cette nouvelle pièce sur une relation adultère sera un défi, le public commence à se lasser de son jeu répétitif, et il n'a encore jamais lui-même été un amant adultère dans la vie. Or le public attend du réalisme, ce que ne manque pas de souligner ses amis de la troupe, dont la belle chanteuse Madame Okaji…Tojuro va l'attirer à lui pour déclarer sa flamme à cette femme mariée…en ayant une idée utile à sa carrière derrière la tête, pour le meilleur et pour le pire. Un excellent drame en kimonos, au coeur de la culture japonaise traditionnelle.
La porte de Matsukaze (1940) de
Shugoro Yamamoto est pour moi le meilleur texte du recueil. Munetoshi avait pour habitude au château de son père daimyo, à l'âge de 10 ans, de s'entraîner aux arts martiaux avec son copain Kojiro, dont il jalousait un peu les dons. Mais un jour, par accident, Kojiro lui crève un oeil. Munetoshi lui promet qu'il ne le punira pas et taira l'origine de cette blessure. Des années après, devenu daimyo, Munetoshi revient sur les lieux de sa jeunesse et veut revoir Kojiro, qui se fait désormais appeler Hachirobe et vit une existence très simple et anonyme. Mais à l'annonce de ce retour, Kojiro s'est éloigné. La rencontre finit par se produire, alors qu'une révolte paysanne gronde, mais Munetoshi ne comprend manifestement pas ce qui se cache derrière les paroles énigmatiques de Kojiro, qui a beaucoup médité. Laissant son épouse qu'il n'a jamais honorée en trois ans, Kojiro a un plan pour désamorcer la révolte et sauver la paix, et son seigneur. Un beau récit qui sublime la loyauté, l'amitié, l'esprit de sacrifice, le sens de l'honneur, et là encore nous plonge dans la société japonaise du début du XVIIème siècle, dans ces premières années suivant l'unification de l'archipel.
L'histoire du donjon (1917) de
Kyoka Izumi met en scène une femme mystérieuse, peut-être non réelle, esprit d'une jeune femme qui avait été capturée par le seigneur du lieu dans une vie antérieure et s'est suicidée en se coupant la langue. Elle vit au 5ème étage du donjon du château, où aucun humain n'est autorisé à pénétrer. Un jour, une chasse au faucon est organisée jusqu'au pied du château par le seigneur du château de Himeji voisin, Harimanokami. Gênée par cette incursion, la femme se couvre de plumes de grue pour attirer les faucons et leur rendre leur liberté. Mais un jeune samourai envoyé par Harimanokami vient quelques jours après rendre visite à cette énigmatique occupante…et y revient encore. Elle semble séduite par cet homme courageux qui est désormais poursuivi pour trahison jusque dans le donjon par les hommes d'Harimanokami, et veut sa vie…Le baiser qu'elle lui prodiguera va sceller leur sort…Un nouveau texte plaisant sur le Japon des châteaux, des samourais et des légendes.
Une intéressante formule, mi-littérature, mi-manga, pour découvrir de bons auteurs et plonger dans le Japon traditionnel.