Kirchhorst, 24 juillet 1945.
Pour consolation, comme toujours, il reste les livres, vaisseaux légers et sûrs en vue des errances à travers le temps et l'espace, voire au-delà d'eux.
Tant qu'on a encore un livre sous la main et le loisir de la lecture, une situation ne peut être désespérée ni tout à fait dépourvue de liberté. Au boqueteau 125, nous étions cernés à droite et à gauche par des Néo-Zélandais, des pluies d'orage crevaient au-dessus de nos trous individuels sur lesquels notre propre artillerie et celle des Anglais concentraient leurs feux. J'étais couché sur des caillebotis au-dessus d'une couche d'eau, et protégé en haut par une simple arcade de tôle ondulée. Mais en même temps, j'étais dans le Berlin de la Belle Époque, car je lisais Errements et tourments de Fontaine. Il me semble même que je me souviens plus vivement du roman que de l'inconfort de ma position. Ce qui dénote la liberté d'esprit qu'on peut puiser dans l'œuvre d'art.
La pesanteur et le temps sont liés par un rapport profond. Les horloges sont mues par des poids, et c'est même vrai du cadran solaire. Aussi l'effort pour suspendre le cours du temps est-il d'abord dirigé contre la pesanteur; l'esprit veut prendre son essor par-dessus le temps, en se dépouillant de la consciense écrasante de la pesanteur, en se libérant d'elle; dans l'ivresse, dans le songe, dans l'étreinte amoureuse, la méditation, l'extase, et surtout dans la mort qui rejette le corps, support de la pesanteur, et qui anéantit le temps.
Ernstel est mort, tué à la guerre, mon brave enfant - mort déjà depuis le 29 novembre de l'an dernier ! La nouvelle nous est arrivée hier soir, 11 janvier 1945, peu après sept heures.
Notre cher garçon a trouvé la mort le 29 novembre 1944 ; il avait dix-huit ans. Il a reçu une balle dans la tête au cours d'un engagement entre patrouilles, sur les montagnes de marbre de Carrare, en Italie centrale, et a été tué sur le coup, à ce que disent ses camarades. Ils n'ont pu l'emporter tout de suite, mais sont revenus le chercher peu après avec une auto blindée. C'est au cimetière de Turigiliano, près de Carrare, qu'il a trouvé son ultime repos.
Cher petit. Depuis l'enfance, il s'appliquait à suivre son père. Et voici que, du premier coup, il fait mieux que lui, le dépasse infiniment.
J'ai été aujourd'hui dans sa petite mansarde, que je lui avais cédée, toute pleine encore de son aura. Suis entré sans bruit, comme dans un sanctuaire. Trouvé parmi ses papiers un petit carnet de notes, qui commence par cette maxime : "On va le plus loin quand on ne sait où l'on va."
Nous nous représentons la liberté et le plaisir comme légers, la douleur comme lourde. La liberté est maîtresse du temps, qui fuit en elle, insensiblement, et qui s'étire dans les moments de captivité. Le plaisir fait que les heures s'envolent; dans la souffrance, elles deviennent interminables.
Le caractère des types humains sur lesquels reposent les événements historiques, grosso modo, est composé suivant la recette que voici: un quart d'intelligence technique, un quart de bêtise, un quart de bonhomie et un quart de brutalité — si l'on ne connaît pas ce mélange, les contradictions de l'époque restent à jamais incompréhensibles
Dans son nouveau roman "Le barman du Ritz", l'homme de radio, Philippe Collin, nous plonge dans la période de l'Occupation française. Imaginez un rendez-vous de hauts dignitaires nazis, de personnalités à la mode, de collabo et de résistants qui se croisent autour d'un verre sous l'oeil d'un barman virtuose, Frank Meier, un agent double à ses heures perdues. Dans le bar du grand palace de la place Vendôme, qui bénéficiait d'un statut spécial lui permettant de rester ouvert, on y croisait entre autres, Jean Coctzau, Gabrielle Chanel, Sacha Guitry, Barbara Hutton, Ernst Jünger ou Hermann Göring. Pendant ces années sombres, l'élite parisienne se retrouve donc à trinquer avec les SS. Et pour servir ce petit monde, Frank Meier, un fils de prolétaire juif, né en 1884 et issu du Tyrol autrichien. Expatrié aux Etats-Unis, il va rejoindre un hôtel de luxe de New-York et gravir les échelons jusqu'à devenir l'un des papes des barmen, avant de finalement rentrer en France. Naturalisé Français grâce à sa participation à la Première Guerre mondiale, il atterrit ensuite au Ritz en 1921. Derrière son bar, métaphore d'une ligne de front, il voit alors l'arrivée des Allemands dès 1940. Dans ce palace, véritable modèle réduit de la France occupée, il assiste en tant que spectateur, puis acteur de cette partie sombre de l'Histoire. Une question se pose alors : comment réagir ?
Retrouvez l'intégralité de l'interview ci-dessous : https://www.france.tv/france-5/la-grande-librairie/
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