le désespéréLéon Bloy (1846-1917)
Tour à tour autobiographie romancée puis méditations lyriques et mystiques, et pamphlets à tout va, ce livre publié en 1887 et qui ne connut aucun succès, révèle un romancier très singulier au style stupéfiant, étincelant, flamboyant même, érudit et oratoire, qui parfois verse dans l'outrance, la grandiloquence et l'emphase. Mais peu à peu on se laisse porter par ces vagues de mots, mots rares ou inventés qui se succèdent au grand désarroi du lecteur lambda. À moins d'être un littéraire très averti, ce roman découragera plus d'un lecteur. Vu la richesse inouïe du vocabulaire, un dictionnaire accompagnera le lecteur curieux et scrupuleux.
Dès la première phrase, pourtant simple, qui cueille à froid le lecteur, on se demande où veut en venir le narrateur : « Quand vous recevrez cette lettre, mon cher ami, j'aurai achevé de tuer mon père… »
La lettre, c'est celle d'un certain Caïn Marchenoir à son ami Alexis Dulaurier afin de lui demander un peu d'argent destiné aux funérailles futures de son père. Car Marchenoir est pauvre et le restera toute sa vie. Alors il va se lancer dans une diatribe effrénée et irréfragable contre son père qui n'imaginait pas que son fils voulût devenir écrivain : « Avant que j'eusse fini de baver dans mes langes, avant même que je vinsse au monde, il avait soigneusement marqué toutes les étapes de ma vie, avec la plus géométrique des sollicitudes. Rien n'avait été oublié, excepté l'éventualité d'une pente littéraire. » Et le narrateur de considérer les deux épistoliers comme des grimauds ayant admirablement compris la nécessité d'écrire comme des cochers pour être crus les automédons de la pensée.
On sent à chaque instant chez l'auteur la plume d'un polémiste qui terrorise ses adversaires par sa plume virulente, d'un pamphlétaire usant d'humour pour tremper son calame dans une encre acide et clouer au pilori le catholicisme contemporain par l'entremise de Marchenoir : « Les misérables se tordent et meurent depuis deux mille ans devant cette inexorable énigme de la Promesse d'un Règne de Dieu qu'il faut toujours demander et qui jamais n'arrive. Et combien de centaines de millions d'être humains ont enduré la vie et la mort sans avoir rien vu commencer… » Parlant de Marchenoir : « Il s'était rué sur Dieu comme sur une proie, aussitôt que Dieu s'était montré. »
L'amour apporte un peu de douce légèreté aux propos flexueux de l'auteur lorsque Marchenoir, coquebin attendri d'une timidité naturelle, fruit d'une éducation compressive, se trouva prêt pour la grande tribulation passionnelle. Auparavant « il avait été chaste à la manière des prisonniers et des matelots, lesquels ne voient ordinairement dans l'amour qu'une désirable friction malpropre, en l'obscurité de couteux repaires. Tantale stoïque d'un festin d'ordures, il s'était résigné comme il avait pu, à la privation des inespérables immondices. »
Par la suite il vécut une passion malsaine pour les péripatéticiennes et fit la connaissance de Véronique Cheminot ; leur histoire est en fait la transposition de la relation de l'auteur avec une certaine
Anne-Marie, une relation où la sensualité sera effacé par le mysticisme. Alors avec Véronique commença une cohabitation absolument et étrangement chaste, un séraphique concubinage qui fit de cette fille des rues un parangon de pureté.
Jusqu'au jour où Marchenoir décide de faire un séjour d'un mois dans un lieu retiré afin de faire le point. C'est à pied qu'il entreprend l'ascension du Désert de la Grande Chartreuse, « ruche alpestre des plus sublimes ouvriers de la prière, et une des dernières citadelles de l'esprit évangélique. »
L'antique solitude cartusienne est là devant lui, intact et sans macule, ayant résisté au torrent des siècles, haut lieu dont émane une paix auguste, « la jubilation de la terre devant la face du Seigneur Roi…, célèbre cité du renoncement volontaire et de la vraie joie ».
Marchenoir tel un cénobite a résolu de s'enfoncer dans le silence, dans la contemplation, « dans ce crépuscule d'argent de l'oraison qui guérit les colères et qui guérit les tristesses. » Alors il réalise le mal et l'écroulement des contreforts de sa vertu quand il songe à sa Véronique qui de la ruche ouverte de son corsage répandit tout un essaim d'alliciantes impudicités. Oui, l'amour écume au seul mot de partage et la jalousie est sa maison. La jalousie « conjugale », impératrice des tourments. Et pour Marchenoir, c'est le cauchemar irréfragable absolu qui le crucifie, souffrant d'imaginer la chair souillée de ce corps. Dolent ravagé de l'amour terrestre, il songe à l'apocalypse du combat pour la vie éternelle, voulant se jeter dans une vie d'extase empêchée par les bourbes de son coeur.
Marchenoir, alias Bloy à coup sûr, songe à écrire à nouveau en dépit des insuccès répétés de ses deux premiers ouvrages historiques, incompris qu'il fut de tout temps de ses contemporains. Reclus dans sa cellule de la Chartreuse, cet anachorète veille à écarter l'importunité d'une sollicitude étrangère au travail de parturition de son esprit. le thème choisi concerne le Symbolisme historique, si tant est que l'histoire, qu'il considère comme un cryptogramme échelonné sur six mille ans, signifie quelque chose, qu'elle a son architecture, se développant sur les antérieures données d'un plan infaillible, ce qui exigeait de fait l'holocauste du libre arbitre. Un défi immense digne d'un condottière.
C'est de sa cellule que Marchenoir adresse sa déclaration d'amour à Véronique, une missive très mystique dans laquelle il exprime le péril de mort qui guette son âme en raison de son amour pour celle dont le passé ne peut que ressurgir lors des étreintes physiques. Au moment de quitter la Chartreuse, Marchenoir a un riche entretien avec le père Athanase pour lui confier qu'il ignore jusqu'où l'infâme combat de la vie va l'entrainer, avec en toile de fond cette passion irrépressible pour une ancienne prostituée, lui qui est chaste depuis tant d'années et qui craint de succomber à la déchéance charnelle.
« L'acte charnel touchait-il donc à l'essence même de la femme, que la souillure en dût être ineffaçable à jamais ? »
Marchenoir, à son retour à Paris, est loin d'imaginer les dégâts que cette lettre a, contre toute attente, entrainés chez Véronique, cette âme excessive et exaltée, capable de toutes les résolutions. C'est son ami et confident Georges Leverdier chez qui il se rend dès son retour, qui l'informe de la gravité de la situation.
Assoiffée de mépris, ambitieuse d'être foulée aux pieds, Véronique a bien du mal à trouver un confesseur qui accepte de croire qu'elle a choisi une nouvelle voie. La confession ou sacrement de pénitence est pour l'auteur un négoce de rengaines apprises par coeur, un vulnéraire dont la force thérapeutique est à peu près nulle.
Il est à noter l'antisémitisme latent qui plane sur ce roman :
« Ce Monsieur Nathan était une petite putridité judaïque comme on en verra, paraît-il, jusqu'à l'abrogation de notre planète. le Moyen Âge, au moins, avait le bon sens de les cantonner dans des chenils réservés et de leur imposer une défroque spéciale qui permît à chacun de les éviter. »
Tout autant qu'un anticléricalisme forcené tout au long d'une diatribe extrêmement violente :
« Les catholiques déshonorent leur Dieu, comme jamais les Juifs et les plus fanatiques antichrétiens ne furent capables de le déshonorer…C'est l'enfantillage voltairien d'accuser ces pleutres de scélératesse. La surpassante horreur, c'est qu'ils sont médiocres. »
Tous ces mots dans la bouche de Marchenoir qui déclare à son ami Leverdier lors d'un repas avec Véronique : « Je serai Marchenoir le contempteur, le vociférateur et
le désespéré, joyeux d'écumer et satisfait de déplaire, mais difficilement intimidable et broyant volontiers les doigts qui tenteraient de le bâillonner. »
S'en suit une violente diatribe à l'encontre d'une certain Beauvivier, amphitryon d'un soir , un bélître rédacteur en chef d'un journal littéraire, homme d'ascendance juive mais baptisé catholique, une philippique d'une férocité inouïe pour fustiger ce caudataire qui offre l'hospitalité nauséeuse de son journal à toute puante réclame et toute caséeuse annonce pour réprouver Marchenoir, voué par nature à l'observation des hideurs sociales, qu'il considère comme le plus sombre coryphée de la littérature contemporaine. Tout le groupe du journal est mis dans le même sac et en prend pour son grade, et en particulier un certain Denizot, un laquais du journal, un raté dans tout les compartiments de la littérature et même un raté de l'amour, ayant été cocufié à Lesbos, ce qui est un cocufiage sans espérance ! Sans oublier quelques jeunes thuriféraires en travail d'extase, qualifiés de têtards de journalistes.
Marchenoir, inséductible pamphlétaire, chevalier errant de la littérature, sans bannière et sans écu, privé du ressort de la richesse, amoureux de toutes les grandeurs conspuées, est seul contre tous, face à tous ces hauts barons patentés de la ripaille et du brigandage.
de retour auprès de Véronique qu'en toute concupiscence il convoite ardemment, dévoré par un flagellant désir, dans l'aube naissante Marchenoir s'avance lentement vers la chambre encore sombre de la pénitente dévote fanatique exaltée en prière. C'est alors une scène attingente au péché originel à laquelle on assiste.
le dernier défi de Marchenoir : publier à ses frais un pamphlet périodique jetant l'anathème sur tout ce qui suscite en lui indignation et révolte contemptrice, à commencer par la France, cette vomie de Dieu comme il dit à l'occasion de la fête du 14 juillet.
Et une fin triste et grandiose : « C'est fini, je convole maintenant aux angoisses nuptiales de ma définitive agonie. »
En bref, un livre exceptionnel, inégalable et inégalé, presque fou, qui de nos jours aurait beaucoup de mal à ne pas être censuré à mon avis, et ce pour moult raisons. L'histoire de sa rencontre avec Véronique et de cet amour impossible entre eux est finalement secondaire tant les digressions abondent sur des thèmes tels que sa conversion, son séjour à la Grande Chartreuse, l'art sacré, la pauvreté cette pauvreté dont souffre Marchenoir et qui le rend méprisable, cette pauvreté que même la religion n'a pas rendu respectable malgré l'exemple du Christ, la douleur et les tourments spirituels. Écrit dans le style prodigieux que j'ai décrit précédemment agrémenté de métaphores religieuses et scatologiques illuminant l'insulte, ce roman est absolument surprenant. Lire in extenso ce roman très mystique, Everest de la littérature, reste une épreuve assurément éprouvante, mais quel régal pour celui qui veut enrichir son vocabulaire.
Léon Bloy revendiqua toujours le suprême honneur d'être incompris, ce qui peut se comprendre.