«
Blanc » est un petit livre de courts récits (2019, le Serpent à Plumes, 112 p.) de l'écrivain coréenne
Han Kang, traduit par
Eun-Jin Jeong et
Jacques Batilliot. C'est un recueil de textes intimistes autour de la couleur
blanche, on s'en serait douté.
L'auteur est partie louer un appartement dans une ville étrangère afin de réaliser son travail d'écriture. Elle ne connait pas la ville qui pourrait être à l'étranger. Elle pose devant elle une feuille sur laquelle elle écrit quelques mots, tous liés à une couleur, le
blanc. le
blanc d'une couverture pour bébé, le
blanc du sel ou de la neige, le
blanc de la lune et celui du magnolia. Ce sera à propos d'un grain de riz, ou d'un morceau de sucre, tout aussi bien que de la neige ou de la lune, ou encore un chien
blanc. Avec ces mots ou plutôt ces images,
Han Kang progresse dans son histoire personnelle en puisant dans ses souvenirs ou dans son quotidien avec le
blanc comme inspiration.
Deux ou trois thèmes qui reviennent souvent dans les livres de
Han Kang. le voyage tout d'abord. Tout se passe dans une autre ville, à Varsovie. C'est celle où la protagoniste va louer de quoi l'abriter pendant son travail d'écriture. C'est la maison de son amie Inseon, sur l'ile de Jeju, où elle va donner à manger au perroquet
blanc, resté seul pendant que la femme est hospitalisée après s'être coupée deux doigts. Jeju qui est l'ile sur laquelle eut lieu une révolte, qui débouchera sur la guerre de Corée, de juin 1950 à juilllet 1953. le soulèvement de Jeju et sa répression coûtent la vie à entre 14 000 et 60 000 personnes sur une île qui compte à l'époque 300 000 habitants. L'intervention de l'armée sud-coréenne est particulièrement brutale, et cause la destruction de nombreux villages. Ce sera aussi une partie cachée et tue de l'histoire de la Corée, et du superbe livre de
Han Kang «
Impossibles Adieux », traduit par
Kyungran Choi et
Pierre Bisiou (2023, Grasset, 330 p.).
Le
blanc, c'est aussi la couleur du deuil, et de la naissance dans certains pays asiatiques. D'où les rappels de massacres, celui de Jeju, ou de Gwangju en 1980, l'ancienne capitale de la province de Jeolla du sud. Les problèmes interviennent après l'assassinat de l'ancien président Park Chung-hee et la répression impitoyable par l'armée, avec tirs à balles réelles, sous prétexte d'éradiquer le sursaut communiste. La répression a été très brutale. A Gwangju, on estime les morts entre 600 et 2000 sur environ 200 000 manifestants pour une ville de 750 000 habitants.
Deuil plus proche de
Han Kang, qui est celui de sa soeur. Lorsqu'elle avait vingt-trois ans, la mère de la romancière doit accoucher seule, prématurément. Pendant deux heures, elle a exhorté l'enfant qu'elle venait de mettre au monde, une petite fille, à survivre. « Ne meurs pas. Ne meurs pas, je t'en prie », lui murmurait-elle à l'oreille. Mais le bébé, la soeur donc de Han, meurt.
Han Kang fait revivre cette soeur ainée qu'elle a en quelque sorte « remplacée ». Mais c'est du
Han Kang, donc très calme, et même apaisant. « Chaque mot que je notais me troublait étrangement. J'avais envie de faire ce livre, je sentais que l'écrire allait produire une transformation en moi. Que j'avais besoin d'une pommade
blanche pour l'appliquer sur mes plaies, d'une compresse
blanche pour la recouvrir ». Une écriture ciselée, comme un cristal de glace. Une forme de faire enfin la paix avec soi-même. Lui faire enfin ses adieux, se réconcilier avec sa disparition. le même thème récurrent que dans «
Impossibles Adieux ». « Je vous verrai dans le silence d'une forêt de bouleaux, lui écrit-elle. Dans la quiétude régnant près d'une fenêtre qui laisse passer des rayons du soleil d'hiver. Dans les grains de poussière brillant, flottant dans la lumière… ». le
blanc qui lui va si bien est aussi la couleur de la paix.
Dans les premières pages du petit livre,
Han Kang dresse une liste de ces objets ou images, tous
blancs, qui constitueront son guide au fil du livre. « Chaque mot que je notais me troublait étrangement. J'avais envie de faire ce livre, je sentais que l'écrire allait produire une transformation en moi. Que j'avais besoin d'une pommade
blanche pour l'appliquer sur mes plaies, d'une compresse
blanche pour la recouvrir ». Donc, chaque terme donne lieu à un texte court. Entre ces textes de
blanc, elle place des points intermédiaires plus sombres. Ce sera les pupilles, à peine entrevues, de l'enfant disparu, ou des traces de chaussures dans la neige. Déjà, dans «
Impossibles Adieux », il y avait ces formes noires, arbres noirs de taille humaine sur un champ de neige. « le champ où je me trouve s'étend sur une colline hérissée de milliers d'arbres noirs sans cimes ni branches, de troncs nus. Ils sont de tailles légèrement variées, comme des personnes d'âges différents. Ils ne sont guère plus épais qu'une traverse de voie ferrée, mais courbés, tordus, l'ensemble évoquant une frise composée de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants maigres qui se tiendraient sous la neige, épaules voûtées ».
Cette écriture, non pas
blanche, mais lourde de sens, en fait un texte très pur, qui bouleverse. « J'avais envie de faire ce livre, je sentais que l'écrire allait produire une transformation en moi ». Tout cela m'a fait immédiatement penser au « Die
Winterreise » de
Franz Schubert dans le premier lied « Gute Nacht » « Fremd bin ich eingezogen, / Fremd zieh' ich wieder aus » (Étranger je suis arrivé, / Étranger je repars). Mélodie qui scande également le retour de
Gérard Oberlé, le bouquiniste du Manoir-bibliothèque nivernais de Pron. Il revient sur ses terres, via Henri
Schott, un écrivain d'une soixantaine d'années. Malade, du genre qu'il ne soigne pas, il revient dans le village de son plateau lorrain, Danne, à côté de Phalsbourg, avant la descente sur Saverne par l'autoroute. Paysage plat, battu par les vents et la neige en hiver, le vrai nom est « Danne-et-Quatre-Vents ». À la fin du livre, «
Retour à Zornhof » (2004, Grasset, 260 p.), l'auteur, malade, mais comme apaisé, pourrait reprendre à son compte la mélodie de Schubert : « Je suis au bout de mes rêves / Pourquoi m'attarder parmi les dormeurs ? »
À la fin du livre, tout ces objets
blancs forment un grand linceul de mots pour sa soeur ainée, qu'elle n'a pas connue. Elle a pu lui faire ses adieux, se réconcilier avec sa disparition. « Je vous verrai dans le silence d'une forêt de bouleaux. Dans la quiétude régnant près d'une fenêtre qui laisse passer des rayons du soleil d'hiver. Dans les grains de poussière brillant, flottant dans la lumière… »
A noter dans les critiques, celle de
Jennifer Croft, qui a traduit en anglais l'immense «
Les livres de Jakob » de
Olga Tokarczuk traduit en français par
Maryla Laurent (2018,
Editions Noir sur
Blanc, 1040 p.). Elle fait le parallèle entre
Han Kang, la coréenne, et la polonaise Sylwia Siedlecka et son livre « Wodny Motyl », traduit en « Water Butterfly » (Papillon d'eau). Une histoire, non pas basée sur Varsovie, qui abrite les deux histoires, mais sur un couple de soeurs siamoises. Histoire publiée dans le magazine « Guernica » du 01 octobre 2015. Je compte bien ramener en juin les oeuvres de
Jennifer Croft de Toronto et sa librairie indépendante sur Queen Street, notamment «
The Extinction of Irena Rey » (2024, Bloomsburry Publishing, 320 p.) de cette traductrice, déjà lauréate du International Booker Prize 2018 et finaliste du Women's Prize 2023. C'est l'histoire de huit traducteurs qui arrivent dans une maison située dans la forêt polonaise de Białowieża, quasi vierge à la frontière avec la Biélorussie. Leur but est de traduire une oeuvre « Grey Eminence » de Irena Rey, de renommée mondiale. Mais quelques jours après leur arrivée, Irena disparaît sans laisser de trace. Ramener aussi « Homesick : A Memoir » (2019, Unnamed Press, 256 p.). C'est le passage à l'âge adulte de deux soeurs, Amy et Zoé, l'une traductrice et l'autre hospitalisée.
Pour faire bonne figure, j'ajouterai «
Bleuets » de l'américaine
Maggie Nelson, traduit par
Céline Leroy (2019, Éditions du Sous-sol, 112 p.) qui traite également une seule couleur, le bleu. L'écriture de
Maggie Nelson est beaucoup plus viscérale et brutale, tandis que
Han Kang crée l'illusion de distance tout en étant visiblement affectée. « "Pourquoi le ciel est-il bleu ?" - une assez bonne question, dont j'ai appris la réponse à plusieurs reprises. Pourtant, à chaque fois que j'essaye de la restituer à quelqu'un ou de me la remémorer, elle m'échappe ». Et encore « Je suis donc tombée amoureuse d'une couleur ‒ la couleur bleue, en l'occurrence ‒ comme on tombe dans les rets d'un sortilège, et je me suis battue pour rester sous son influence et m'en libérer, alternativement ».
Enfin pour faire franchouillard, j'ajouterai le livre de
Michel Pastoureau « Rouge » ou « L'histoire d'une couleur » (2016, Seuil, 213 p.). C'est la première couleur que l'homme a maîtrisée, aussi bien en peinture qu'en teinture. C'est la seule que les Italiens aient trouvé pour leurs voitures. Et pour terminer en poésie, il faut citer le chimiste Paul Baudecroux. Il invente un rouge à lèvres indélébile à base d'éosine, un « rouge baiser » qui tient tout en "permettant le baiser".