Citations sur Remonter la Marne (63)
La marche change radicalement la relation à l'espace et au monde.
Et, soudain, cette plénitude... Elle m'a envahi délicieusement. Plaisir d'être seul, dans une solitude recueillie, non pas replié mais rassemblé en moi-même au plus profond, dans un mouvement de confiance et d'intimité avec ce qui m'entourait : les nuages' l'air tiède, les saules blancs, les églantiers bordant la rivière.
Pour rendre hommage à un lieu attaché à un souvenir d'enfance, il faut se remémorer.
Remonter un cours d'eau abolit tout. Paysages, humains, sensations, ce qui est derrière soi se volatilise presque aussitôt au profit de ce qui va advenir.
Marcher le long d'une rivière, ce n'est pas se délester, mais, au contraire, se charger du poids de cette eau qui vous tient sous son emprise.
Jamais, depuis mon départ, la beauté de la Marne ne m'est apparue avec autant d'éclat. Une beauté tragique, un air d'abandon : troncs morts, eau noire, silence oppressant. Les arbres aux ramures profuses plongent dans le courant. Négligée, mal entretenue. Violente. Il y a, dans ce déploiement souverain, une surabondance, une énergie destructrice, mortifère. La force du fleuve charrie dans ses fonds chocs et blessures, un monde nocturne d'anéantissement. La vie semble l'avoir déserté.
En marchant, les pensées se transforment en idées fixes sans issue; les images, les impressions changeantes nées de la vue d'un feuillage, du vol d'un héron, d'un talus, n'aboutissent pas.
La France est au travail et je me promène, confiant, humant l'air tiède de cette fin d'été.
"Remonter la Marne, ce n’est pas revenir en arrière et pleurer le passé, mais au contraire se perdre, chuter pour mieux renaître.
Aller dans le sens inverse du courant est un choix qui d’emblée s’est imposé à moi; je n’ai pas songé un seul instant à partir de la source. Le fleuve qui s’écoule est tellement associé à la direction du temps- à l’instar de la flèche qui indique un sens irréversible-que je me demande si cette idée d’aller à contre-courant ne traduit pas un désir inconscient de revenir en arrière, au début. Une anabase, un retour, une expédition vers l’intérieur, remontée aventureuse vers la patrie perdue que vécurent les Dix Mille au temps de Xénophon.Tout, dans ce voyage, invite à la réversibilité.La rivière descend inexorablement vers sa disparition, j’avance vers son commencement. Hölderlin note que "la rivière n’oublie jamais sa source car, en s’écoulant, elle est la source d’elle-même."
Je ne refuse pas de voir les disgrâces de la France marnaise, ni même de les raconter, mais à quoi bon s'attarder sur cette partie si voyante et trop souvent décrite ? Une certaine dose d'insensibilité et même d'indifférence est nécessaire. Marcel Duchamp à qui l'on demandait : « Pourquoi êtes-vous pour l'indifférence ? » avait répondu : « Parce que je hais la haine. » La haine anime ceux qui se plaisent à décrire la France comme une entreprise en liquidation. Ils se délectent de cette veillée funèbre, de l'attente de la catastrophe. Dans cet élan destructeur se mélangent la rancoeur, le reniement de soi, le plaisir trouble qu'engendre le refus de connaître et de comprendre. Dommage que l'équanimité, qualité d'une âme détachée, à l'humeur égale, ait pratiquement disparu du vocabulaire.