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EAN : 9782491241735
250 pages
Editions du Faubourg (19/08/2021)
3.54/5   12 notes
Résumé :
Il commanda deux cafés et puis de quoi manger. Il fuma surtout. Une seule chose le tracassait vraiment : était-il encore quelqu'un ? Était-il encore déterminant dans la géopolitique du monde actuel ? Lui, Sigmund Oropa, ce chevalier insignifiant, parqué dans son placard de l'Office des fraudes de l'Union, à rédiger des rapports non contraignants sur de supposés détournements de fonds communautaires ? Il contempla la cime des arbres. Le ciel, les oisillons qui voltig... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (8) Voir plus Ajouter une critique
L'amoureux transi lanceur d'alerte

Dans son quatrième roman, «L'hymne à la joie», Aram Kebabdjian dresse le portrait d'un haut-fonctionnaire européen qui retrouve son amour de jeunesse et remet en question sa vie bien rangée. Jusqu'à provoquer un scandale politique.

À mi-vie, Sigmund Oropa peut se retourner et se dire qu'il a réussi sa vie. Après des études de droit, il a d'abord occupé un poste de magistrat en Italie puis a gagné ses galons de noblesse en intégrant le tribunal de l'Union européenne et fait désormais partie des hauts-fonctionnaires européens à l'office des fraudes où il est notamment en charge du dossier sensible des aides aux réfugiés. Marié à Ruth, il mène une vie tranquille du côté de Bruxelles. Seulement voilà, il peut aussi considérer le verre à moitié vide et se dire que ses beaux idéaux de jeunesse – racheter les errements de son père acoquiné avec un homme aux pouvoirs troubles et se battre pour plus de justice – se sont dissous dans une technostructure trop envahissante pour être encore efficace. Que sa vie sentimentale aurait pu être autrement plus épicée s'il s'était battu pour rester avec la pétillante Angèle, son premier amour. Qu'il aurait pu prendre des initiatives courageuses au lieu de refuser les avances des lobbys et se dire qu'ainsi sa conduite restait irréprochable.
Le moment de bascule a lieu un dimanche à la table familiale, alors que Ruth trône «au milieu de sa descendance comme une Assomption dans un musée de province». Il a envie de respirer, quitte la table et va chercher un peu de quiétude au Palais des Beaux-Arts. Dans la galerie de l'école flamande, il reconnaît Angèle avec laquelle il venait régulièrement admirer et commenter les oeuvres d'art. Une rencontre qui va non seulement faire refluer les souvenirs de leur rencontre sur les bancs de la fac du droit de Paris, leur brève histoire d'amour, leurs après-midi au Louvre et leurs journées de militants. Car Angèle de Grossoult «était la dernière-née d'une lignée d'avocats. (Des gens qu'elle méprisait ouvertement.) Elle aspirait à autre chose. Elle avait l'âme militante. Elle luttait pour faire valoir les droits des plus démunis, elle avait aussi récemment endossé la cause antiraciste». Aujourd'hui, elle s'occupait d'Arcadia, une grosse ONG qui organisait l'accueil des réfugiés et bénéficiait pour cela des subsides de l'Union européenne.
En redécouvrant son amour de jeunesse, Sigmund va aussi repenser son rôle, chercher à comprendre où vont les flux financiers et tenter d'alerter sur les ratés du système. Une réflexion qui va la conduire à Salonique où des milliers de personnes sont censés profiter des millions déboursés pour leur venir en aide.
Aram Kebabdjian a habilement construit son roman qui, sous couvert de la quête existentielle d'un homme, démonte un système (les pages sur les normes européennes sont un régal kafkaïen) et ses dérives. Je vous laisse découvrir ce qu'il adviendra du lanceur d'alerte et de son combat, non sans souligner qu'après Jean-Philippe Toussaint et sa Clé USB, ce nouveau voyage dans les hautes sphères administratives bruxelloises a quelque chose d'aussi fascinant que de terrifiant.


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Excellent petit ouvrage qui s'intéresse à un problème qui n'apparaît jamais dans nos "informations" : la corruption.
Attention, c'est un roman, donc pas question d'enquête, de sources etc...
Mais c'est suffisamment proche de ce qu'on connaît pour nourrir cette impression de vérité qui se dégage de ces lignes puissantes et drôles.
C'est un humour cynique, de celui qu'éprouvent les gens qui mettent côte à côte les drames humains vécus par les uns (ici les "déplacés") et l'opulence des autres (ici les sociétés mandatées par l'UE pour gérer les premiers).
C'est le prétexte à une sociologie de la corruption ordinaire, à tous les étages des décisions. Pas de diabolisation excessive, du constat basique...
L'auteur réussit même ce tour de passe-passe à faire un livre sur les réfugiés sans en rencontrer un seul et en se déplaçant de cocktail en cocktail ("Tous les êtres boivent la joie"), de corrupteur en corrompu ("Tous les humains deviennent frères, lorsque se déploie ton aile douce"), de bienfaiteur mécène en cynique ("Celui qui, d'un coup de maître, a réussi d'être l'ami d'un ami...")
La psychologie du héros est intéressante, mélange de frustration et de résignation, personnalité tourmentée...
Ce bouquin peut être terrible à lire si on a encore un peu foi en ces institutions inaccessibles qui prennent en notre nom les décisions qui font notre société. Mais c'est très bien (d)écrit.
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Sigmund Oropa est un modeste magistrat au sein de l'Office des fraudes de l'Union Européenne ayant ruiné, du fait de ses postures intransigeantes confinant à l'arrogance, ses chances d'une carrière prestigieuse au sein de la commission européenne.


Il enquête sur une affaire de détournement de fonds destinés aux réfugiés : la construction d'un « hotspot », « sur les côtes ottomanes », par une société « Arcadia », où il est question « de verser des fonds à un agent communautaire pour gagner le marché ». (P.30). Ces précisions s'imposaient… Nous y reviendrons.


Dès lors Oropa s'embarque dans une galère - non pas pour « s'y taire » ni pour Cythère, mais pour Salonique, Idoménée ou encore errant dans les couloirs du palace du Sun Beach Hôtel - il va se faire entendre et connaitre, dans une poursuite effrénée autant contre la corruption qu'à la recherche d'une gloire et d'une reconnaissance personnelles, dans sa quête de réparation des fêlures familiales et de son égotisme.


Bien mal lui en a pris, le justicier est projeté au sein d'une organisation mafieuse qui le dépasse : technocrates psychorigides, employés de l'office des fraudes compromis, espions, son ancien grand amour de jeunesse impliqué dans la sulfureuse société « Arcadia », mais aussi des personnes assassinées…


« L'hymne à la joie » (Éditions du faubourg, 2021) est un roman d'Aram Kebabdjian qui est, sans aucun doute, un bon écrivain et romancier - étant donné ses précédents romans : « Pour Les Désoeuvrés » (Seuil, 2015), « le songe d'Anton Sorrus », (Seuil, 2017) – récompensé du Grand Prix de la Société Des Gens de Lettres.


Néanmoins « L'hymne à la joie » est un mauvais roman, une imposture littéraire et subversive qui répand des discours ambigus et pervertis des pays du Sud à l'endroit de l'Occident.


Marc Augé, anthropologue et ethnologue, affirme que « l'on dit les idéologies mortes, mais les plus efficaces sont celles qu'on ne perçoit pas comme telles ». Ces propos de bon sens résument excellemment la démarche d'Aram Kebabdjian dans « L'hymne à la joie ».


Sous le prétexte d'un « conte philosophique » - expression inadéquate - l'auteur trompe le lecteur à un autre titre plus grave.


Le récit n'est pas en filigrane un réquisitoire contre la dérive de l'union européenne et de ses idéaux, mais une attaque en règle de celle-ci et, plus généralement de l'Occident, et de sa politique migratoire – pourtant, et à juste raison, bienveillante autant que faire ce peut.


Partant, le roman apparait comme la copie conforme du programme politique de certains partis politiques de la gauche extrême et manichéenne.


Revenons au fait déclencheur du roman : Oropa souhaite démanteler une société – Arcadia (le nom n'est pas choisi au hasard) – désireuse de construire des hotspots, société qui aurait obtenu le marché grâce à la corruption d'un fonctionnaire de l'Union, Sabiani.


Or, ces faits ne constituent pas une invention romanesque de l'auteur, mais un travestissement de faits réels à des fins déloyales. Et c'est là qu'apparait toute la duplicité et la malhonnêteté de l'auteur. Il s'agit, effectivement, d'un projet de l'Union, au début de l'année 2016, dans la région précise située par le roman, destiné à l'installation de hotspots, qui a donné lieu à un rapport accablant du GISTI du mois d'octobre 2016. Mais en aucun cas, il n'est question de ce que dénonce Aram Kebabdjian, à savoir l'immobilisme, la technocratie ou, pire, la corruption de l'Union européenne.


L'on connait bien, en revanche, la « politique » de ces organisations « d'aide aux immigrés » prêtes à violer ostentatoirement les lois des États souverains occidentaux, mais qui, dans le cas de l'espèce, mettent en cause la Turquie et le chantage de son président Erdogan, ce que jamais ne dénonce l'auteur….


Tout est ainsi construit dans le roman. Les méchants occidentaux qui aliènent les déplacés : aucune hauteur de vue, aucun recul, aucun sens des réalités : « On construit des camps dans le désert… Pour retenir les populations de déplacés… empêcher qu'elles arrivent chez nous. Des gens qui crèvent la dalle, qui fuient la guerre et meurent dans ces camps-là… Sabiani se sucre au passage… (P.71)


« L'Union avait favorisé des partis peu recommandables » (P.220)


Tout le livre est une diatribe contre l'Occident par invention, dénaturation de la réalité et la minimisation des comportements, très discutables, des associations, ONG et passeurs de migrants.


Quant à la fin de l'ouvrage, c'est un déchainement à l'endroit de l'Union européenne et de l'Occident.


Sur la forme, l'écriture est exécrable. Des phrases n'ont aucun sens et sont naïves. Simplement quelques exemples :

- Sa mâchoire tombait au sol, le sol s'effondrait dans les soubassements dans le dedans et le dedans remontait en haut, (P54)


- Étrange sentiment qu'Angèle se soit mise à parler… avec sa bouche et sa langue (P.50),


- Ses sourcils flottaient, ils se fondaient dans le décor, son imperméable avait la même couleur que son teint, qui avait la même teinte que les murs et les murs que le ciel, c'est-à-dire gris…. (P.53),


Vers minuit, le juge accomplissait encore les gestes de cette comédie que l'on appelle « chercher le sommeil » (P.57),


- Ruth avait badigeonné les cloisons de ce jaune pisseux que se choisissent les dépressifs, pensant égayer leur cadre de vie (P.57),


- Oropa sentait qu'il lui manquait un élément pour remettre en perspective ce qui avait bien pu se passer dans son existence ce qu'il appelait la sienne (P.57),


Et tout est ainsi : le degré zéro de l'écriture.


L'« Ode à la joie », appelée également « Hymne à la joie », est un magnifique poème de Friedrich von Schiller (1975), connu, comme fin du quatrième mouvement de la 9e Symphonie de Beethoven – hymne officiel de l'Union Européenne -aurait mérité davantage de respect.


Je ne conseille pas ce livre.


Michel.








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Sigmund OROPA est fonctionnaire à l'Office des Fraudes de l'Union, chargé de traquer les détournements et trafics de tout acabit, aussi bien par les politiques, que les agents, ou toutes personnes ou structures, comme par exemple, les Organisations chargées de s'occuper des réfugiés.

Sigmund OROPA a une certaine idée de la justice, d'autant plus, qu'il est issu d'une famille de mafieux, dont le plus célèbre membre n'est autre que son père.

Il se battra pour sortir de ce milieu qui le révolte. Il va devenir juge. Il réussi un parcours sans faute, mais sera mis dans « un placard », sans qu'il sache trop pourquoi, si ce n'est dû à la jalousie de certains. Il est outré de la façon dont les choses se passent et surtout sur « l'enfouissement des dossiers ».

Il va être approché pour enquêter sur les camps de réfugiés en Turquie. Il veut dénoncer les détournements de fonds alloués aux organisations chargées de s'occuper de ces camps. Mais aussi, il soupçonne des fonctionnaires d'être corrompus.

Il travaillera avec acharnement sur ce dossier, et lorsqu'il s'adresse à ses supérieurs, ceux-ci l'envoie en Turquie, afin qu'il enquête sur le terrain, en espérant que cela le calmera et le rendra « plus raisonnable ou compréhensif », comme tant d'autres.

C'est alors que rentre en scène son premier grand amour de jeunesse, qu'il n'a jamais oublié.

L'hymne à la joie est un roman édifiant. Les détournements de fonds se font au détriment des plus démunis, des plus pauvres, alors que des personnalités bien nantis et lotis ou mafieux, grouillent autour, espérant s'en mettre plein « les fouilles ».

Ne dit-on pas que la misère rapporte ? C'est d'un cynisme ! J'ose espérer que le trait est forcé et que ce n'est pas « à ce point monstrueux ».

Il est indiqué dans la 4ème de couverture « Un conte philosophique et une plongée radieuse dans le cynisme de notre époque ». C'est d'un euphémisme !

Je remercie Babelio et les éditions du Faubourg pour m'avoir permis de découvrir ce roman, bien que je reste dubitative sur mon ressenti.
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2 juillet 2022 :

Ce soir j'ai écouté une chouette émission de France Culture « la politique au prisme de l'Europe » dans laquelle l'un des invités était Aram Kebabdjian dont j'ai beaucoup aimé le livre « l'hymne à la joie » aux Éditions du Faubourg , un très beau et très noir roman sur l'ambiguïté et l'ambivalence du désir de justice.

Ou il est question d'Europe que l'on peut investir /incarner à travers des personnages.

Genèse du livre
Aram K. nous parle de la genèse de ce livre, « un rêve très détaillé sur un fonctionnaire européen de 50 ans sur la pente descendante de sa carrière . Et je me suis réveillé en me disant il faut que j'écrive sur l'Europe ».

Motivations /histoire familiale
Ce livre est dédié à ses parents. Son père est fils d'immigré arménien ayant fui le génocide. Sa mère, allemande, est la fille d'un député du Bundestag, Max Schulze-Vorberg.
Son grand-père lui disait « vous êtes l'Europe », Aram K. S'est fait comme un devoir d'écrire sur l'Europe, avec ce grand-père qui avait une foi viscérale en cette Europe.

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10 janvier 2022 :
Ce roman traite avec brio de la corruption.
Il s'agit du troisième roman d' Aram Kebabdjian dont je découvre la plume avec joie.
Le héro, Sigmund Oropa, haut fonctionnaire de l'Office des Fraudes de l' Union, est chargé du dossier des camps de déplacés et leurs conditions déplorables de détention. Ce juge est confronté au détournement de fonds, malversations, tiraillé entre cette réalité et son idéal de justice.
C'est presque une sociologie de la corruption dont il s'agit, tant les tableaux sont incisifs et kafkaïens !
Les psychologies des personnages sont fines, passionnantes et truculentes.
La plume d'Aram est satirique, incisive et jubilatoire.
J'ai énormément aimé ce roman, j'ai passé d'excellents moments de lecture.


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Citations et extraits (10) Voir plus Ajouter une citation
— C'est la raison pour laquelle nous avons décidé de travailler avec l'Arcadia, société bien implantée dans le facility management. Pour nous aider à faire face à la situation... et mettre en place une politique adaptée.
Lui qui n'avait jamais rien voulu voir, lui qui, une heure auparavant, aurait pu tout quitter pour s'installer ici et vivre heureux, assistait au basculement généralisé de son être. Ce qu'il avait vu, ce qu'il avait entendu, fait ou ignoré, ces semaines passées, tout changeait de perspective. Les documents qu'il avait lus, les doutes qui avaient été les siens. Tout se réactivait à cette minute. L’argent n'arrivait pas là où il devait arriver parce qu'il était détourné à la source. Là était le vrai problème. Détourné par les agents communautaires, par les différents ministères, par la mairie ou par des ONG. Par tout le monde. (On se servait généreusement.) Le juge commençait vraiment à comprendre ce qui se passait. Aussi surprenant que cela pût paraître, ces vies de rien, ces vies désolées, ces vies de fuyards étaient devenues encore plus lucratives que la revente d'armes et tous les trafics réunis. C'était la nouvelle poule aux œufs d'or des crapules associées. L'Arcadia voulait ce marché. Angèle elle-même n'était pas là par hasard. Non. Il le voyait bien. Elle hochait la tête, elle flattait son hôte, en souriant. Ses boucles, ses yeux, sa poitrine, ses mains le long du visage, ses lèvres et tout son corps — tout en elle respirait la duplicité. p. 123
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(Les premières pages du livre)
L'office
Il faut imaginer un matin de mars, froid et dégoûtant. L’immense immeuble de l’Office des fraudes de l’Union recouvert de miroirs sales. Vers dix heures, dix heures dix, Sigmund Oropa pénétra dans un dédale de couloirs, légèrement en pente. Il franchit un portillon, traversa un sas, tourna à droite, marcha quelques mètres encore. Il colla son badge contre une paroi, puis il poussa une porte coupe-feu. Sans accélérer, presque en apesanteur, il descendit l’escalier jusqu’au deuxième sous-sol de l’Office.
En bas, il faisait face à la porte à double battant de la salle Altiero-Spinelli. Son costume était bleu, sa serviette noire. Une chaleur à étouffer. Un bruit absorbait jusqu’aux formes et aux couleurs. Des murs uniformément gris. Oropa venait d’atteindre le cœur froid de la machine. Il replia ses lunettes, passa la main dans ses cheveux. Dix ou vingt personnes l’attendaient en rond autour d’une table.
— Mes bien chers collègues…
Sigmund s’assit au plus près, sortit ses papiers en silence. Ses traits étaient encore fins, son visage noble. Mais il était essoufflé par sa marche forcée.
— Les chiffres viennent de tomber.
Au bout de la salle, Domenico Sforza trônait sur son fauteuil de directeur de l’Office des fraudes, une institution chargée de débusquer les entorses au budget communautaire. Il pivotait de droite à gauche, avec son œil inerte. Replié sur lui-même comme un mètre articulé, il paraissait flotter dans ses vêtements tant il était osseux.
— Nos services ont permis le recouvrement de six cents millions l’an dernier. Un succès… un immense succès… Et c’est grâce à vous, mes bien chers amis. Grâce à votre zèle et votre ardeur.
Le juge Oropa sentait monter une forme d’agacement, de rage même. La première fois qu’il avait participé à ce rendez-vous mensuel des cadres de l’Office, Sigmund avait cru assister à une réunion de copropriété. Cette fois-ci, fatigué par une mauvaise nuit, il songeait aux péchés qui lui avaient valu d’être nommé ici. Trente ans de carrière, trente ans d’efforts, de sacrifices, trente ans d’ambitions, de rêves et de luttes pour voir cette mascarade. Mais il changea vite d’idée.
— Monsieur le Directeur, Monsieur le Vice-directeur, mes chers collègues…
À droite du chef, Myrte Kahlsen, la numéro trois du service, venait d’allumer son micro. Oropa se redressa, il releva le menton. Entre les murs infiniment gris des bureaux où s’exposaient les vingt-sept portraits aériens de capitales dorées à la feuille, Myrte apparaissait comme la plus brillante des citadelles. Une sorte de repère étoilé, une douce et tendre balade qui réconfortait.
— Je voulais faire le point avec vous sur l’affaire des fraudes aux caméras.
— Très bien.
En temps normal, l’accent de Myrte était indécelable — un froissement, une caresse, une vague délicate qui roule et qui tape sur le sable rouge de ses lèvres. À travers le micro, il se métamorphosait en quelque chose de solide et de sucré.
— Le mois dernier, nous avons organisé une visite dans une caserne de sapeurs-pompiers. Aux alentours de Marseille. La région avait sollicité des fonds structurels pour lutter contre les départs d’incendies en forêt. Le projet consistait à équiper les arbres sur les collines de caméras, pour réagir en temps et en heure. La région a touché l’argent, le département a touché l’argent, la municipalité a touché l’argent… (Myrte se raclait la gorge.) Les caméras n’ont toujours pas été installées. Les arbres brûlent… la forêt brûle… les maisons brûlent… Tout peut brûler… Nous avons adressé aux autorités une note de recommandation… qui n’a pas trouvé d’écho.
— Pas pour l’heure, madame Kahlsen… Pas pour l’heure… Ne soyez pas impatiente.
La voix du chef, à travers le micro, avait fait le tour de la pièce, avant de revenir s’abattre sur ses subordonnés. Il semblait écartelé entre son timbre et son image. Ses cheveux étaient grisâtres, ils luisaient.
— Je suis sûr que les autorités françaises ne manqueront pas d’apporter une réponse adaptée à ce problème, s’empressa-t-il d’ajouter.
Il n’y eut aucune autre réaction dans l’assistance. Jörg Wallraff, le responsable de la communication, était recroquevillé dans son coin. Il réagissait à peine (on aurait dit un marsupial, ou un lémurien assoupi). Dadelsen, un collègue sans intérêt, ricanait doucement. Les autres semblaient attendre la fin de la réunion pour aller manger. C’était cette mollesse, ce manque d’engagement qui irritait le plus le juge Oropa. L’Union mourait d’être si attentiste. Il hocha la tête avec gravité en direction de Myrte. (Pour qu’elle se sente un peu moins seule.) Un jour, il faudrait bien que quelqu’un agisse et que tout cela change.
Mercandier, l’un des cadres de l’Office, alluma son micro d’un air las. Il allait évoquer la fraude aux autoroutes calabraises — une affaire de route fantôme financée par l’Union. Son principal mérite consistait à mesurer dans les cinq ou six cents mètres — autant dire que c’était l’autoroute la plus courte jamais construite au monde. Les travaux avaient été stoppés avant la fin du premier mois et jamais aucune voiture n’avait roulé dessus. Or, les fonds communautaires (des dizaines et des dizaines de millions en tout) avaient continué à affluer, comme si les travaux suivaient leur cours. Une fraude caractérisée, dont les tentacules de la Pieuvre tiraient les ficelles. Mais c’est à peine si Mercandier articulait les mots qu’il prononçait. On aurait dit qu’il n’était pas totalement tiré de la sieste que cette réunion venait d’interrompre.
— Nos services vont rédiger une recommandation de recouvrement… qui sera communiquée aux autorités idoines… qui prendront les mesures qui s’imposent.
Fin de l’intervention, petit déclic à la racine du micro. Jörg remuait sa jambe droite. Sforza baissait le nez. Oropa n’en croyait pas ses yeux. L’affaire était classée. Stop, fini. Il n’y avait plus rien à dire. Produire des rapports, éditer des recommandations, rappeler les bonnes pratiques, attendre le recouvrement financier, disait le chef. « Surtout pas de discipline. Nous ne sommes pas là pour ça. »
— Et on appelle cela « zèle et ardeur » ! se dit le juge Oropa. Bande de pleutres ! Pas un pour rattraper l’autre.
— Hum ! Hum…
Un petit bruit sec, infime, comme le froissement d’une feuille, ou le mouvement d’un rongeur dans une cuisine. Oropa reconnut finalement le souffle de Jörg à travers le système d’amplification, son insignifiance et sa timidité. Le porte-parole avait sans doute quelque chose à dire : il bégayait, craquetait, se passait un mouchoir sur la bouche et sur le front.
— Je voulais juste vous avertir que nous allions mettre en place un stand, pour les journées portes ouvertes de la Commission, les 2 et 3 mai. Et je compte sur votre présence.
Formidable. Respiration d’aise. Le responsable de la communication n’avait rien de plus à déclarer.
— Nous imaginons un jeu interactif pour présenter nos travaux au public. L’an dernier, nous avons remporté un beau succès avec notre « roue de la Fortune »… (Jörg avait un sourire espiègle.) Cette année… il est question que nous présentions une grande peluche bleue… une peluche géante… à côté de laquelle les enfants pourront venir se faire photographier.
La vanité du responsable de la communication allait jusqu’à s’écraser sous le respectable « nous » de l’institution, partout où il était question d’initiatives dont lui seul était à l’origine.
— Par ailleurs… nous voulions vous avertir… que la semaine prochaine... l’un d’entre nous devra aller présenter nos services sur BX FM…
— Ah ! Très bien !
Oropa ne comprenait pas le sens que recouvrait cette phrase. Quelle était son implication ultime. Il regardait simplement autour de lui. Et tout lui paraissait statique.
— BX FM est une chaîne de radio locale, qui traite principalement d’informations communautaires…
— Oui, bien sûr, ce qu’ils font est formidable.
Ce n’est qu’en voyant Jörg tourner la tête dans sa direction que le juge se rendit compte qu’il était en train de se passer quelque chose. Il le fixa droit dans les yeux, deux ou trois secondes. Puis Sforza en fit de même. Et Dadelsen et Mercandier. Comme s’il s’était agi d’un piège.
— Mais tu sais Sigmund… ajouta Sforza, il s’agit simplement de rappeler que l’Union, en période de crise, a besoin d’utiliser efficacement ses fonds… et que l’Office contribue à renforcer la confiance des citoyens dans le projet communautaire. Ni plus ni moins.
Oropa aurait pu se débattre, refuser, nier, s’insurger comme une bête sauvage : « Ne comptez pas sur moi… Je préfère mourir que de participer à votre manège. » Mais Sforza ne lui en laissa pas l’occasion. Il continuait à parler. Il continuait à le flatter, lui passer la pommade, lui tresser des lauriers.
À cette minute, Sigmund se serait bien vu grimper au sommet des Alpes, ou plonger dans la Méditerranée, coucher dans les foins, se baigner dans le Danube, danser en Bulgarie et boire un verre de țuică sur les rives de la mer Noire. Mais pas là, jeté en pâture à ce peuple de nuls. C’est alors qu’il entendit les applaudissements et vit les visages, graduellement, tourner dans sa direction. Le juge cligna des yeux, il hésita. C’était la première fois qu’on l’invitait à prendre la parole de façon aussi solennelle dans ses nouvelles fonctions. (On aurait tout de même pu l’en avertir.)
Le juge dut se lever, enclencher son micro. Aucune idée de ce qu’il allait pouvoir dire. Il commença par quelques remarques d’ordre général (fierté d’être ici, volonté de donner le meilleur de lui-même). Sa voix lui paraissait calme et posée. Ce qui, en un sens, l’encourageait à aller de l’avant. Belle manière de dire enfin les choses telles qu’elles étaient. (À cet instant, Oropa se sentait même presque rageur.)
— Je voudrais… Je voudrais vous parler d’une affaire… épineuse… et capitale… Je voudrais vous parler du scandale des camps…
La proposition ne manquait pas d’audace. C’était son dossier, celui qu’
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Ruth était heureuse. (C’était son mari, son monument.) Installés sur le sofa, ils assistèrent à la fin du journal télévisé. Des hordes mécontentes déambulaient dans les capitales. On hérissait les frontières de barbelés. Les bateaux sombraient au fond des mers, les camps étaient saturés de monde. Ruth avait préparé un navarin
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L'argent n'arrivait pas là où il devait arriver parce qu'il était détourné à la source. Là était le vrai problème. Détourné par les agents communautaires, par les différents ministères, par les mairies ou par des ONG...


Ces vies de fuyards étaient devenues encore plus lucratives que la revente d'armes et tous les trafics réunis. c'était la nouvelle poule aux oeufs d'or des crapules associés.
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Sigmund et Angèle avaient fait connaissance à Paris, trente ans plus tôt. Sigmund était inscrit en troisième cycle de droit communautaire. Il prenait goût au théâtre et nourrissait sa francophilie grâce aux matchs de l'AS Saint-Étienne. Angèle s'était installée à côté de lui, sur les bancs de la faculté. Sigmund l'avait à peine regardée — et c'était elle qui avait engagé la conversation. Belle, un peu frondeuse aussi. Elle souriait en se moquant gentiment de lui. Mais elle lui avait proposé d'aller boire un café presque aussitôt. Angèle de Grossoult était la dernière-née d'une lignée d'avocats. (Des gens qu'elle méprisait ouvertement.) Elle aspirait à autre chose. Elle avait l’âme militante. Elle luttait pour faire valoir les droits des plus démunis, elle avait aussi récemment endossé la cause antiraciste. Sigmund l’'écoutait d'une oreille distraite. Ils s'étaient revus. Au bout de quelques semaines, ils s'étaient mis à sortir ensemble. Au bout de quelques mois, ils étaient inséparables. Sigmund était d'une beauté sauvage, devait-elle dire plus tard, d'autant plus électrisante qu'il semblait ne pas vouloir en prendre conscience. Ils partageaient un goût immodéré pour la peinture classique et passaient des heures au Louvre. Puis ils s'installaient en terrasse et regardaient les gens passer. On traversait Paris, de long en large. Le dimanche, au sortir du lit, on allait parier sur les chevaux à Vincennes. Angèle lui avoua un jour, allongée sur un lit, en train de caresser sa belle chevelure, que ce qu'elle préférait en lui, c'était ses airs de mauvais garçon, son aisance et puis bien sûr son charme italien, son flegme germanique, son humour, sa vivacité d'esprit et son charisme. Bref, Angèle s'était totalement éprise de ce fils de voyou. Et elle lui avait insufflé, petit à petit, le démon du militantisme (le virus de la justice et l'ouverture au monde). Elle l'avait dompté et raffiné. Elle en avait fait son œuvre d'art, son petit Caravage (là où il préférait les gueules cassées de Steen ou de Van Ostade). On les voyait assis à la sortie des bouches de métro ou devant les marchés aux légumes, distribuant de petits tracts floqués d'une main jaune. Sigmund s'enflammait. Il avait le verbe. Dans de grands concerts aux portes de la ville, au corps à corps, ils dansaient pour se battre contre le fascisme. Un petit groupe n'avait pas tardé à se constituer autour d'eux. La présence galvanisante de Sigmund y était pour beaucoup. Son charme était sans limites. Son art de la rhétorique et son énergie détonnaient dans ce petit milieu de militants et Sigmund s'investissait de plus en plus. Il était de toutes les réunions, prenait la parole, lançait des projets, organisait des meetings, défilait dans la rue. p. 46-47
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Vidéo de Aram Kebabdjian
Aram Kebabdjian vous présente son ouvrage "L'hymne à la joie" aux éditions Faubourg. Rentrée littéraire automne 2021.
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