En 1957 dans un état sudiste fictif, sous l'impulsion de Tucker Caliban, les noirs de
Sutton et de ses environs quittent la ville pour le Mississipi, l'Alabama ou le Tenessee.
Les blancs assistent médusés à l'exode. Chacun va livrer un témoignage de cet évènement.
Premier roman de
William Melvin Kelley, publié en 1962 à l'âge de 24 ans, on le redécouvre en cette rentrée littéraire 2019, deux ans après la mort de l'auteur. Auteur qui m'était jusqu'alors parfaitement inconnu. Quelle découverte! L'écriture est sobre, les mots sont justes. le discours est poignant. Kelley démontre à travers le témoignage de la population blanche de
Sutton le racisme ordinaire. A commencer par le vocabulaire, employé par les blancs, et dont ils ne perçoivent pas la portée, ainsi que l'explique un père à son petit garçon:
« Tu vois, poursuivit Harry, je pense qu'aucun mot n'est mauvais au départ. Ca commence par être un mot, puis les gens lui donnent un sens. Et il se peut que toi, tu ne lui donnes pas le même sens que tout le monde. C'est comme si quelqu'un à l ‘école, te traitait de fils à sa mère: ça ne veut pas dire que c'est mal d'être le fils de sa mère; c'est comme si on disait que tu as les yeux gris. Mais quand tu appelle « nègre » un homme de couleur, il croit que tu dis qu'il est mauvais, alors que c'est sûrement pas du tout ce que tu penses. Tu comprends? »
Il raconte les stéréotypes construits de génération en génération:
« J'étais stupéfaite. Elle n'avait pas du tout l'air d'une bonne. Les bonnes sont grosses, très noires de peau, et ont un accent noir très prononcé. »
L'esclavage est définitivement aboli aux Etats-Unis en 1865. En 1957 les noirs sont libres mais la ségrégation raciale s'applique, surtout dans les états du sud: places pour les personnes de couleur dans les bus, quartiers noirs, écoles pour les noirs… On n'oublie pas leur descendance. Tucker Caliban, par exemple, est le descendant d'un esclave noir. C'est la première histoire que raconte les blancs lors du début de l'exode, comme si la génétique caractérisait sa personne et ses actes. le noir reste un citoyen de seconde zone, employé des blancs pour les blanc.La famille de Tucker a toujours travaillé pour les Willson, comme esclave dans un premier temps, puis comme employé
de maison ou comme métayer. Aujourd'hui bien que les Willson soit une famille ouverte sur la question raciale, mais elle conserve une domination sur leurs employés noirs. Leur fils, Dewey, raconte comment Tucker, alors âgé d'une douzaine d'années, lui apprend à faire du vélo. La leçon se termine à la nuit. Tucker se fait fouetté pour n'avoir pas ramené le fils de famille assez tôt.
Sans que les protagonistes noirs s'expriment, Kelley décrit leur rage. Mais il décrit aussi l'incrédulité des blancs qui ne comprennent pas l'évènement qui se produit sous leurs yeux. Ils ne comprennent pas le message que Tucker leur adresse lorsqu'avant de partir il prend soin de saler son champ, tuer ses bêtes, abattre son arbre et brûler sa maison. le message est pourtant clair: faire table rase du passé. Punir les blancs en faisant en sorte que ces terres auparavant cultivées par des esclaves ne produisent plus. Marque encore plus forte, il détruit une horloge, offerte par la famille Willson, qui avait voyagé avec son aïeul dans le navire négrier.
Dans les années 60, au moment de la parution de ce roman, les lois ségrégationnistes, sous l'influence du mouvement pour les droits civiques sont en passe d'être abolies. le roman raconte ce combat aussi, mené tant par la communauté afro-américaine, que par des blancs progressistes. Il montre la difficulté de l'engagement, et sa non acceptation par la plus grande frange de la population. Il s'agit d'une remise en question d'un mode d'éducation et d'un mode économique vieux de plusieurs siècles qui ronge les classes blanches les moins instruites, plus enclines à la violence. C'est aussi une forme
de mise en garde qu'adresse Kelley à ses lecteurs, rien est acquis, un retour en arrière pourrait être très rapide sans la vigilance de chacun.
Un gros coup de coeur.