Pour obtenir les papiers, il faudrait me marier. Il y a des candidates. Mais méfie-toi de ces Françaises bohèmes qui parlent d’amour libre et sans attaches. Elles ont toutes une face cachée, une face bourgeoise. Elles se mettront à te rebattre les oreilles avec l’engagement, la propriété, les enfants. Tout ça leur est fourré dans la tête dès le plus jeune âge. Ce vernis de liberté sexuelle recouvre souvent un avenir de captivité domestique.
Notre première rencontre avec la passion véritable est-elle le début de cette terrible tension entre l’euphorie et la perspective de voir tout cela nous glisser entre les doigts ? D’où ce besoin impérieux d’assurer, d’ancrer solidement cette chose dont on ne connaît pas même, si tôt au début de l’histoire, la nature exacte.
Malgré mon jeune âge, je commençais déjà à entrevoir la vérité : chacun, au fond, est livré à lui-même dans la tourmente.
Ici, personne ne parlera jamais d’objectif, ni de but. Nous sommes tous beaucoup trop théoriques, aveuglés par notre verbiage cérébral. Mais au fond, tout ce qu’on fait dans la vie, c’est tenter d’obtenir ce que l’on veut. Ou bien se créer des limites, des frontières.
La frugalité et le déni de soi étaient deux doctrines familiales qu’on m’avait inculquées dès ma plus tendre enfance ; à présent, je ne rêvais que de les jeter aux orties. Mais il me fallait aussi survivre aux cinq mois à venir sans être obligé de rentrer chez moi chercher du travail. Un job d’été m’attendait le 1er juin chez un juge fédéral de Minneapolis, puis, en septembre, l’école de droit, avec tout ce que cela impliquait.
L’anxiété est le vertige de la liberté.
J’étais libre.
À Paris.
Avec une vareuse noire.
Pour la première fois, ma vie avait des airs de tabula rasa.
Une ardoise vierge a quelque chose d’effrayant, surtout lorsqu’on s’appuie depuis toujours sur des certitudes étroites.
Ma mère, elle, était stoïque. Une femme discrète et visiblement résignée à son destin glacé auprès de l’homme qu’elle avait épousé. Jamais elle ne s’est disputée avec mon père. Elle a joué son rôle d’épouse dévouée, et m’a élevé comme « un bon garçon destiné à un avenir meilleur ». Elle était enseignante et c’est elle qui m’a donné le goût des livres. Contrairement à mon père, elle faisait de son mieux pour que je me sente aimé, et j’ai ressenti son affection, si mesurée soit-elle. Je n’avais que douze ans lorsqu’elle est tombée malade et je ne craignais rien davantage que de la perdre.