Après cette période intensive de festivités, je vous conseille le délicieux festin aux saveurs aigres-douces de Margaret Kennedy.
Avec l'assurance de ne pas souffrir d'indigestion ni d'ennui, de goûter un léger suspense qui ne devrait pas torturer vos méninges et de savourer une gourmandise délicatement espiègle .
Cornouailles en 1947. Une pension de famille vient d'être emportée par l'éboulement de la falaise qui la surplombait et le révérend de la paroisse peine à écrire une oraison funèbre pour les sept victimes. 16 personnes ont survécu mais on ignore l'identité des uns et des autres.
23 personnages donc, parents et enfants, pensionnaires et personnel mais aucune confusion possible : les caractères sont suffisamment déterminés pour qu'il n'y ait pas de confusion et certains fonctionnent par groupes comme les trois soeurs Cove.
La pension est tenue par les Siddal, couple ruiné avec trois grands garçons dont il faut assurer les études , qui ont transformé leur grande demeure en hôtel. Mrs Siddal assure l'intendance alors que Dick son mari, vit à l'écart dans le placard à chaussures. le personnel se compose de Dorothy Ellis, femme acariâtre et paresseuse qui déteste tout le monde, et deux domestiques Fred et la charmante Nancibel Thomas la femme de chambre.
En cette période d'après-guerre, il s'effectue parfois un mélange de classes sociales assez inhabituel. le tourisme n'a pas repris et les tickets de rationnement sont toujours d'actualité. Ainsi ceux qui veulent prendre quelques jours de vacances peuvent se retrouver à former un groupe très hétéroclite, dont les extravagances sont finement soulignées par l'autrice.
Le couple aristocratique formé par Lady Eirene et sir
Henry Gifford comprend quatre enfants dont trois sont adoptés et Lady Eirene qui souffre d'une maladie mystérieuse, verra son secret bien peu glamour révélé par sa fille Hebe. On découvre également la veuve Cove maltraite ses trois filles anémiques et leur volent leurs bonbons ; le chanoine Wraxton hurle du matin au soir et terrorise sa fille Evangeline, qui apparaît comme une idiote, le couple Paley pleure un enfant mort et se désagrège et Anna Lechene, écrivaine et libertine d'un certain âge avec le jeune Bruce, chauffeur et amant.
Les femmes sont les personnages forts du roman, et les hommes restent le plus souvent dans l'ombre, à distance comme s'ils n'étaient pas encore rentrés de la guerre et que le quotidien était assumé par les femmes.
Pour autant, qualités et défauts sont équitablement répartis. le projet de Margaret Kennedy, d'abord collectif avec des amis écrivains , était d'illustrer les sept péchés capitaux dans un roman qu'elle écrira finalement seule.
L'avarice, la paresse, la gourmandise, la colère, la luxure, l'envie, l'orgueil seront alors incarnés à des degrés divers, certains de manière fort déplaisante mais tous seront également punis, tant Margaret Kennedy se joue avec malice des convenances. Sans le moindre atermoiement, ni le plus petit regret, elle va enterrer allègrement les sept personnages les plus déplaisants.
Toujours en jonglant avec le chiffre sept, elle découpe le roman en sept chapitres qui correspondent aux sept derniers jours avant le drame. Durant ces sept journées, les personnalités s'affirment et évoluent, les unes positivement, les autres négativement. Ceux qui possèdent des qualités vont pouvoir les développer en trouvant des alliés dans la petite tribu tandis que les "pêcheurs" vont cultiver leurs vices en s'isolant des autres. Tout va alors s'organiser en fonction du " festin", mot magique pour les soeurs Cove qui rêvent d'offrir une petite réception pour leurs amis. Cette pulsion de générosité, soutenue et partagée, servira de balance pour départager ceux qui vont mourir et ceux qui vont survivre.
Si l'autrice ne s'attarde pas sur les victimes, c'est aussi, qu'au nom d'un principe de dignité et de savoir-vivre cher aux britanniques, les personnes qui se lamentent constamment ne méritent pas notre attention. "La dignité considère l'indépendance comme un devoir social et moral. Nous ne devons pas nous décharger de nos fardeaux sur les épaules d'autrui. Nous ne devons pas lui imposer le récit de nos malheurs."
Bref, bon débarras semble-t-elle simplement déclarer.
Dans cette réjouissante comédie, Margaret Kennedy aborde subtilement et plus profondément qu'il n'y paraît de nombreux sujets : avec la guerre, elle semble penser qu'il est temps de reconsidérer certaines réalités comme les différences entre classes sociales, la place des femmes, le rôle du couple et de la famille, et le poids de la religion.