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Critique de Nastasia-B


Ceci n'est pas un livre, c'est un état d'esprit. En effet, qu'on se le dise, Jack Kerouac n'a pas écrit une histoire : au début, on est tenté de suivre les péripéties des deux gaillards principaux, Sal Paradise alias Kerouac lui-même et Dean Moriarty alias Neal Cassady (N. B. : dans le rouleau original, Kerouac n'a même pas pris la peine de modifier les noms réels des protagonistes, ainsi Neal Cassady, Allen Ginsberg et autres apparaissent directement sous leur véritable identité).

Mais au bout d'un moment l'histoire semble patiner et nous avec et puis, d'un coup, paf ! On se rend compte que l'histoire n'a absolument aucun intérêt, que la seule chose qui prime, c'est l'état d'esprit, le « Mood » pour reprendre un terme de jazz si propre à l'écriture de Kerouac.

Soit cela prend et c'est magique, soit cela ne prend pas et c'est une cruelle déception pour le lecteur. Vous aurez compris que pour moi, ça a pris, peut-être parce que je l'ai lu moi aussi sur la route, il y a bien longtemps, au volant d'une petite voiture bouffonne, avec Bob Dylan à plein tubes dans les oreilles, dans une pérégrination entre le Cap Nord et le Sahara, sans but et sans mobile comme les deux protagonistes et à peu près au même âge qu'eux.

Quand cela prend, on n'en ressort jamais complètement indemne : il y a un avant et un après Kerouac. La route prend une tout autre signification, car ce livre n'est rien moins qu'une autre manière de voir la vie. Cela devient de la métaphysique, une philosophie de vie à la Hermann Hesse (qui sera développée plus tard dans Les Clochards célestes).

Est-ce moral de fuir ainsi tout le temps, d'abandonner ses enfants et ses compagnes comme le fait Dean ? Est-ce que ça changerait quelque chose, à l'heure du dernier soupir, de ne pas les avoir abandonnés ? Ce livre a le mérite d'exister et de souffler une autre vision de la vie que l'utilitarisme.

Faire des choses qui ne servent à rien, juste pour les vivre, juste pour l'éphémère sensation qu'elles vous procurent. Vivre tout à fond, comme si c'était la dernière fois, expérimenter à tout va, la folle vitesse, les folles drogues, les folles orgies, les folles distances, les folles déprimes, les folles rigolades, les folles relations humaines, explorer des terrains inconnus de l'être, de la société, de la morale, de l'espace, vivre 100 vies en une, bref, accumuler des expériences, des expériences, et encore des expériences, quels qu'en soient la nature et le type, se chercher soi-même en une quête sans cesse réitérée au travers de ce que l'on ne connaît pas.

Voilà, pour moi, sur la route, c'est tout ça. La devise de ces joyeux drilles pourrait être « peu importe le flacon, pour peu qu'il y ait l'ivresse ! »

Le livre sortit en 1957, année mémorable à plus d'un titre, mais en particulier pour l'envoi dans l'espace du fameux satellite artificiel soviétique nommé Spoutnik. Il n'en fallut pas plus à un journaliste pour imaginer le terme de « beatnik » afin de qualifier ces sortes d'électrons libres déguenillés ayant la bougeotte.

Kerouac lui-même expliqua dans une interview que le terme « beat » faisait référence, selon lui, à trois notions combinées : la première provient des populations noires du métro de New York, littéralement les « battus », oubliés du rêve américain, croupissant dans la misère et l'absence de perspective, mais caractérisés par une sorte d'insouciance, une bonne humeur et une fraternité de tous les instants, couplée à une sérieuse tendance à chanter pour un oui pour un non.

La seconde provient de la notion de pulsation, de « battement », terme qui évoque le coeur, mais aussi et surtout la rythmique du jazz, dont la prose spontanée de Kerouac se veut l'équivalent littéraire des improvisations propres à cette musique.

Enfin, n'oublions pas que Kerouac était francophone et que le français était même sa langue maternelle et donc que le terme « beat » fait également écho aux termes français « béat, béatitude » dans leur sens d'émerveillement simple et naturel devant le spectacle de la nature (humaine ou rencontrée sur la route).

Ainsi, l'auteur désigna-t-il sa génération (ceux qui ont fait 39-45 et en sont revenus un peu paumés) comme la « beat generation », clin d'oeil à la non moins fameuse « génération perdue » de 14-18, si bien décrite par D. H. Lawrence dans L'Amant de Lady Chatterley, et dont l'écrivain Ernest Hemingway en est un archétype.

À titre de comparaison, si vous avez l'occasion, lisez cet autre « Sur la route » qu'est Voyage à motocyclette de Che Guevara et vous verrez un tout autre effet du fait de voyager sans but. D'une certaine manière, c'est la même histoire, les mêmes protagonistes, mais le hasard a fait qu'ils n'ont pas croisé la même réalité et qu'elle n'a pas eu les mêmes effets sur eux. Ceci engendre une autre métaphysique qu'il n'est pas inintéressant de confronter.

Enfin, est-il utile de préciser que le « Sur la route » de Kerouac est dans la lignée des romans américains qui tirent leur origine du monument de Herman Melville, Moby Dick. J'en veux pour preuve la première et la dernière page du roman.

Dans la première, le héros ressemble à s'y méprendre au Ishmaël de Melville et dans la dernière, Kerouac compare l'Amérique à un ventre géant et allongé, allusion à peine masquée à la grosse baleine tueuse.

En somme, d'après moi, Sur La Route est un livre qu'il est bon de laisser décanter en nous, pour en saisir le sens profond, lequel sens profond, me concernant, n'était pas forcément dans le projet de l'auteur. Je crois que la phrase, ou du moins l'une des phrases, les plus importantes du roman apparaît dès la première page et est la suivante :

« Avec l'arrivée de Dean Moriarty commença le chapitre de ma vie qu'on pourrait baptiser : Ma vie sur la route. » Ceci implique que, même pour Kerouac, cette période devait être transitoire, qu'elle avait quelque chose d'extraordinaire, de hors du temps, qu'elle ne se reproduira jamais, et qu'elle est fortement liée à la personnalité si atypique de Dean.

D'après moi, en aucun cas, au moment où il écrit Sur la route, il ne songe à en faire un mode de vie qui soit une alternative crédible au système dominant, mais plutôt une relation d'expériences diverses qui sont une initiation, quelque chose comme faire ses armes avant de passer à la vraie vie dans le monde et dans la réalité.

Avant d'en finir, je voudrais encore vous offrir un passage qui me paraît fondamental pour comprendre l'oeuvre dans son entier. (Il s'agit de la traduction de Jacques Houbart datant de 1960, qui ne me semble pas géniale, mais bon, faute de lire le livre en VO, ça aide un peu quand même.)

« Mais alors ils s'en allaient, dansant dans les rues comme des clochedingues, et je traînais derrière eux comme je l'ai fait toute ma vie derrière les gens qui m'intéressent, parce que les seules personnes qui existent pour moi sont les déments, ceux qui ont la démence de vivre, la démence de discourir, la démence d'être sauvés, qui veulent jouir de tout dans un seul instant, ceux qui ne savent pas bâiller ni sortir un lieu commun mais qui brûlent, qui brûlent, pareils aux fabuleux feux jaunes des chandelles romaines explosant comme des poêles à frire à travers les étoiles et, au milieu, on voit éclater le bleu du pétard central et chacun fait : " Aaaah ! " »

« They danced down the streets like dingledodies, and I shambled after as I've been doing all my life after people who interest me, because the only people for me are the mad ones, the ones who are mad to live, mad to talk, mad to be saved, desirous of everything at the same time, the ones who never yawn or say a commonplace thing, but burn, burn, burn like fabulous yellow roman candles exploding like spiders across the stars and in the middle you see the blue centerlight pop and everybody goes " Awww ! " »

Enfin, chers Babelionautes, puisqu'il n'est nullement prescrit la forme et la fonction que doit revêtir une critique sur ce site, j'en termine en vous laissant le fruit d'une expérimentation : je me suis demandée comment rendre, dans une critique, un volatil état d'esprit, restituer un sentiment aussi insaisissable, aussi impalpable que le livre qu'elle représente. Et j'ai accouché de ça, ce truc, sans forme et sans nom :

On vient
Jusqu'à mon jardin
Cueillir le muguet
Sentir le lilas

Et moi
Dans mon gros village
Derrière mon voilage
Je reste plantée là

On vient
Jusqu'à mon jardin
Sentir les fumets
S'évader des plats

Et moi
Dans mon gros village
Derrière mon voilage
On m'embarque pas

Et Dean
Avec une copine
Est passé par là
Et m'a dit comme ça :

Eh toi !
Dans ton gros village
Derrière ton voilage
Faut pas rester là

Eh toi !
Quitte ton gros village
Boucle ton paquetage
Et viens dans mes bras

Mais, bien entendu, comme toujours, vous avez compris que tout cela n'est que pure subjectivité, n'est que mon avis, c'est-à-dire, bien peu de chose.
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