La trilogie berlinoise n'a rien à voir avec les trois albums de
David Bowie sortis entre 77 et 79 avec
Brian Eno. Non. Ce sont trois romans noirs se déroulant à Berlin entre 1936 et 1947 et mettant en scène un détective privé nommé Bernhard Gunther. Bernie n'est pas nazi : c'est un ex-flic de la Kripo (police criminelle) qui a claqué sa démission quand le Parti a commencé à faire du ménage dans l'administration. Il savait que tôt ou tard, il ferait partie des exclus du système. Alors plutôt que de finir en camp pour avoir refusé d'obéïr à des ordres devenus odieux, Bernie devient détective privé. Son gagne-pain ? Les familles juives qui l'engagent pour retrouver un mari ou un frère qui a disparu du jour au lendemain. Bernie refuse les histoires de divorce : c'est trop dangereux. Bernie boit. Bernie se laisse séduire par des femmes fatales ressemblant à Lilly Marleen et donc à
Marlène Dietrich. Bernie accepte des enquêtes dangereuses, car il faut bien vivre.
Dans
L'été de cristal, Bernie accepte de chercher un collier de diamants qui a disparu d'un coffre-fort dans une maison incendiée où deux corps ont été retrouvés. C'est l'été 1936, Berlin accueille les jeux olymopiques et tente de faire croire au reste de l'Europe qu'elle est fréquentable.
Dans
La pâle figure, Bernie fait la chasse à un maître-chanteur pour le compte d'une veuve qui a peur que l'homosexualité de son fils ne devienne un scandale publique. Mais dans ce Berlin de 1938 rôde également un tueur en série aux motivations étranges. L'Allemagne et les Sudètes sont sur le point d'exploser, l'Europe retient son souffle.
Un requiem allemand se déroule toujours à Berlin, mais en 1947. Bernie a survécu à la guerre, mais au prix de blessures autant physiques que morales. Il survit dans les décombres de Berlin en exploitant les possibilités qu'offrent les différentes zones britaniques, françaises, américaines et russes. Et quand une vieille connaissance est accusée de meurtre, Bernie reprend du service dans un décor post-apocalyptique.
Bon, je dois l'avouer, l'hostilité de Bernie envers le régime nazi m'a un peu repoussé au début. Non pas que je prétende que tous les Allemands de l'époque étaient des SS, mais ma dernière lecture allemande était Les Bienveillantes, aussi j'avais une vision très... malsaine. du coup, je trouvais la posture démocrate de Bernie un peu facile, comme si l'auteur cherchait à en faire un type bien parmi des millions de connards pour faire plaisir au lecteur. Car Bernie critique ouvertement le régime en place, il n'hésite pas à balancer des vannes sur les nazis sans devoir en payer le prix. Personne ne le dénonce à la Kommandantur, il reste ce type libre qui pense sincèrement que son pays perd pied. du coup, forcément, les salauds sont les nazis, les adhérents du Parti... Mais la noirceur générale de la trilogie a fini par gommer cette impression. Bernie n'est pas un chevalier blanc pourfandant les ténèbres nazies : c'est finalement un homme assez gris qui ne se révolte pas. Sa démission de la Kripo n'est pas tant une rebellion qu'une fuite.
Les enquêtes de Bernie sont un modèle du genre : un peu d'argent pour les indics afin de collecter des tuyaux, fréquentation de la pègre quand c'est nécessaire, opération coup de poing quand le récit devient trop mou, femmes mystérieuses qui couchent aussi facilement qu'elles se barrent, révélation de dernière minute pour surprendre le lecteur. C'est hammettien au possible, le cynisme de Bernie valant bien celui de Sam Spade. le décor allemand et la politique nationale-socialiste donne des impressions de monde sur le point de basculer, c'est d'autant plus inévitable que le lecteur sait que ça ne va pas bien se passer dès 1939. Bernie rame à contre-courant tandis que la masse ne fait que suivre les ordres. Les grands de ce monde (Goering, Himmler...) renforcent le côté ignoble : le Parti ne se laisse jamais inquiéter. le roman qui se déroule en 1947 brosse un portrait peu flatteur des autres nations et relativise beaucoup l'ignominie en en faisant un trait de caractère plus européen qu'allemand.
Bref, le roman noir berlinois d'avant et d'après guerre, c'est profond et intense. C'est solennel comme un film de
Claude Lanzmann, mais ludique comme un roman de Chandler. Une lecture de plus de 800 pages qui laisse un drôle de goût en bouche, entre amertume berlinoise et plaisir du polar. L'auteur,
Philip Kerr, est Écossais. En plus d'écrire des romans noirs avec des tickets de rationnements et des pogroms, il écrit des histoires pour enfants (Les enfants de la lampe magique). Quelque part, je comprends qu'il ait besoin de cette double écriture, entre horreur adulte et magie de l'enfance.
Lien :
http://hu-mu.blogspot.com/20..