Une série singulière et bohème
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Ce tome comprend les épisodes 1 à 4 de la série The Maxx, initialement parus en 1993, écrits et dessinés par
Sam Kieth. Ce dernier a été assisté par William Messner-Loebs pour le scénario, et par Jim Sinclair pour les finitions des dessins. Ces numéros ont été remastérisés, c'est-à-dire que les planches originales ont bénéficié d'une nouvelle numérisation plus fine, et la mise en couleurs de
Steve Oliff a été délaissée pour une nouvelle réalisée par
Ronda Pattison. le tome commence avec une introduction d'une page de
Sam Kieth (datée du 11/09/2013) expliquant en quoi a consisté la remise en couleurs.
L'histoire débute dans une ruelle sombre et sale à New York. Un taxi dépose une femme en robe de soirée ; le chauffeur est de mèche avec les 2 sinistres individus qui l'agressent. Elle est sauvée par un colosse à la musculature impossible, tout habillé de violet (une sorte de costume de superhéros), avec une griffe énorme à chaque main, et une dentition de la mâchoire supérieure tout aussi impossible. The Maxx se fait embarquer par la police. La jeune femme n'a pas le temps de sortir de la ruelle qu'elle se fait à nouveau agresser par Mister Gone ; elle n'en réchappe pas cette fois.
Dans la voiture de patrouille, Maxx s'endort et rêve qu'il est le seigneur de l'Outback, protégeant la Reine de la Jungle (Jungle Queen). Dans un autre quartier, Julia Winters s'occupe du cas d'un paumé, en tant qu'assistante sociale établie à son compte. C'est elle qui va chercher Maxx dans sa cellule.
Voilà une série des plus improbables, et pourtant elle a eu le droit à une adaptation en dessin animé de treize épisodes, par la chaîne MTV en 1995. Avec la réédition de 2014, les lecteurs les plus curieux peuvent donc découvrir dans une belle édition, la série avec laquelle
Sam Kieth a connu le succès, après avoir dessiné les débuts de Sandman de
Neil Gaiman, et déjà collaboré avec Messner-Loebs sur Epicurus, the sage. Cette série a compté 35 numéros, dont l'épisode 21 écrit par
Alan Moore.
Dès les premières pages, le lecteur constate que les dessins n'appartiennent pas à une veine réaliste. La morphologie de Maxx est impossible : poings plus gros que la tête, énorme griffe sans raison apparente, dentition délirante, etc. Ça continue avec la tête anormalement allongée de Mister Gone, les petites créatures sautillantes sans yeux appelées Izs, la façon dont Julie est attachée (en juste au corps rose, avec des liens attachés à un collier), la parure de plume de Maxx dans l'Outback, l'enchaînement abrupt de séquences, etc. Ce sentiment de déstabilisation se trouve encore renforcé par les formes des cases très hétéroclites, et la mise en page toujours différente d'une page à l'autre, passant d'un dessin pleine page, à une page comprenant 24 cases, et parcourant toute la gamme intermédiaire.
La lecture n'est pas éprouvante, mais ces épisodes dégagent un parfum de bande dessinée artistique et expérimentale. C'est la BD de
Sam Kieth et il fait ce qu'il veut : une reine de la jungle avec une panthère, des petits monstres tout noirs et pleins de dents, un petit monstre tout noir dans le frigo, des petits monstres que les gens perçoivent comme des vieilles mémés toutes frêles, un robinet de salle de bain en forme de pie de vache, une baleine volante au dessus d'une plaine aride, une demoiselle en train de se faire couper les ongles des pieds par quelqu'un d'autre... Tout cela (et plus) se trouve dans ces 4 épisodes.
Le lecteur n'a donc d'autre choix que de se laisser porter par ces dessins fantasques et cette narration sibylline. Qui est The Maxx ? Mystère, impossible également de comprendre ce qu'est l'Outback. Comment est-il lié à Julie Winters ou à Mister Gone ? Mystère aussi. Néanmoins par son non-conformisme, cette histoire éclaire quelques stéréotypes sous un angle révélateur. Il y a par exemple l'attitude protectrice et virile de The Maxx vis-à-vis de Julie qui fait long feu, du fait qu'il soit complètement paumé, sans aucun contrôle ou compréhension des événements, alors que Julie refuse le rôle de victime avec astuce. Il y a les affrontements physiques, à la fois énormes et dérisoires, sans résultat concret. L'apparence de The Maxx est tellement grotesque et irréaliste que sa progression à travers la foule laisse à penser que cette apparence constitue plutôt la manière dont il se représente en son for intérieur, plutôt que son apparence réelle.
Dans le quatrième épisode, le contexte reste aussi décalé entre onirisme et absurde, mais le lecteur est invité à voir les événements par les yeux de Sarah James, une jeune femme en opposition avec sa mère (ex hippie), dont le père les abandonnées. Contre toute attente, Kieth et Messner-Loebs dresse un portrait psychologique juste et touchant d'une jeune adulte à la fois lucide et déboussolée.
Effectivement, ces premiers épisodes montrent que cette série ne ressemble à aucune autre. Elle tire son pouvoir de séduction des dessins pleins de personnalité de
Sam Kieth, développant une ambiance fantasmatique envoutante, à défaut d'un scénario compréhensible. À condition de ne pas être trop cartésien, le lecteur pourra apprécier ces séquences bizarres autant qu'étranges, à ne pas prendre au pied de la lettre. À condition d'accepter la narration sciemment déstabilisante (qu'il s'agisse de l'intrigue décousue, ou des dessins et mises en page exagérés), il fera connaissance avec des individus singuliers et faillibles, ballotés par les circonstances sans se laisser faire, très attachants.