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Critique de Bobby_The_Rasta_Lama


"Tout roman est une devinette du monde"
(G. G. Marquez)

Mes sentiments envers Milan Kundera étaient toujours quelque peu ambigus. Il n'y a que la langue allemande qui possède un mot très pratique, "hassliebe", pour les décrire avec exactitude : d'un côté j'apprécie énormément ses romans, et de l'autre il y a une sorte d'inexplicable antipathie envers Kundera-homme.
En ce qui concerne la littérature, peu m'importe. le grand critique littéraire tchèque F. X. Šalda disait déjà au début du siècle dernier :" Si tu es un mauvais homme, arrange toi avec le gendarme ou le curé, mais si tu es un mauvais écrivain, je me donne le droit de t'anéantir." Et Kundera est un écrivain excellent.
Loin de moi aussi l'idée qu'il soit un "mauvais homme", c'est seulement que l'attitude de ce natif de Brno envers ses ex-compatriotes déçoit et attriste plus d'un Tchèque. Kundera n'est pas le seul auteur qui tient à préserver sa vie privée (on peut penser par exemple à Volodine ou à Ferrante) et qui préfère s'adresser au lecteur uniquement à travers ses romans, en le laissant à sa propre interprétation. "La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l'auteur", a écrit Roland Barthes dans son mémorable essai. On peut aussi comprendre que Kundera préfère voyager incognito, qu'il refuse les prix littéraires et les interviews, mais son refus de faire traduire ses romans en sa langue maternelle frôle, excusez l'expression, l'obstination d'un pédant.
Kundera vit en France depuis 1975. Ses premiers romans sont passés plutôt inaperçus, jusqu'à ce qu'il change de tactique en écrivant "L'insoutenable légèreté de l'être", une sorte de "socialisme, mode d'emploi", destiné au lecteur occidental, qui l'a tout de suite propulsé aux sommets littéraires. En 1995 il écrit son premier roman directement en français, "La lenteur", jamais traduit en tchèque. Un lecteur tchèque doit donc maîtriser le français, l'anglais, l'allemand, le suédois, le russe ou n'importe quelle autre langue étrangère pour continuer à lire Kundera. Seul Kundera peut bien traduire Kundera en tchèque, mais hélas, le temps lui manque. Il ne faut pas s'étonner que les Tchèques fidèles à son oeuvre font circuler les traductions "au noir", comme au bon vieux temps du samizdat. Désapprouvées par les uns, acceptées avec joie par les autres... ont-ils le choix ? C'est presque une ironie du sort qu'au moment où les Tchèques étaient à nouveau autorisés à lire Kundera, ils ont encore perdu cette possibilité....

Par une certaine solidarité, je n'ai donc jamais ouvert "La lenteur" ni un autre livre de Milan écrit depuis 1995. Puis j'ai fait exception avec son essai "L'art du roman" (jamais traduit en tchèque sous la forme proposée au lecteur français), et j'ai bien fait.
Kundera est un auteur intellectuel, dont l'oeuvre romanesque est complétée et accompagnée par le travail de philosophe et de théoricien littéraire. Dans "L'art du roman", il quitte la théorie pour nous expliquer sa vision personnelle du roman, que ce soit le sien ou le roman européen en général. On voit à quel point il est influencé par la phénoménologie de Husserl et de Heidegger, quand il parle, justement, des déceptions et des difficultés de la traduction, et des diverses interprétations des mots et des concepts qui varient et changent d'une langue à l'autre, d'un traducteur à l'autre, et aussi d'un lecteur à l'autre. Une explication édifiante qui m'a presque réconciliée avec Milan, en me disant que sa langue maternelle doit toujours garder une grande importance pour lui.
Il parle aussi de journalistes habitués à mener les interviews de façon qui arrange leurs propres desseins, et qui déforment systématiquement les propos de l'écrivain.
Avec le chapitre "Soixante-neuf mots", il nous propose, dans le genre typiquement kunderien, un petit dictionnaire des mots-clés de son univers fictif ; on trouve déjà quelque chose de similaire dans "L'insoutenable légèreté", mais cette fois c'est par nécessité d'éclaircir sa vision de ces termes, générée par sa désagréable expérience avec l'inexactitude des traductions.
Il nous parle aussi de l'art de la composition, en comparant le roman aux compositions musicales.

La plus intéressante des sept parties de "L'art du roman" (l'amateur de Kundera notera le chiffre magique récurrent !) est probablement le premier essai, "L'héritage décrié de Cervantes", qui commence par rappeler la série de conférences d'Edmund Husserl sur la crise de l'humanité européenne. Avec l'essor des sciences exactes, la vie humaine serait devenue quelque chose de parfaitement analysable, pesable, mesurable et explicable par la rationalité mathématique, en oubliant le monde vécu individuellement dans des milliers de réalités différentes (lebenswelt). Selon Kundera, c'est justement le roman dans sa continuité qui nous permet de visiter tous les recoins de l'âme d'un individu ancré dans son époque : historiographie, sociologie, philosophie ou économie nous en donnent une certaine image, mais les personnages comme Don Quichotte, Tristram Shandy ou Emma Bovary vont nous tirer par la manche en chuchotant : "Et si tout était autrement ?". Il n'y a que le roman qui nous dévoile les aspects divers de l'existence et ses multiples vérités. On s'interroge sur le sens de l'aventure avec Cervantes, on se demande ce qui se passe dans notre for intérieur avec Richardson, avec Balzac on monte dans le grand train de l'Histoire et avec Flaubert on retourne dans le quotidien en rêvant à nouveau de Cervantes et de l'aventure. Avec Tolstoï on vit des moments irrationnels au moment de prendre une décision, et avec Proust on exploite le Temps. le roman est un Paradis imaginaire de l'individuel, qui nous apprend tant les doutes nécessaires que la tolérance envers la vérité d'un autre. Et de ce point de vue, il serait donc un ennemi juré de toute idéologie dogmatique. le destin incalculable et imprévisible des personnages romanesques serait toujours accompagné d'un grand rire de Dieu (si ce n'est pas celui du lecteur), comme l'auteur se plaît à imaginer.
Et la place de l'auteur, dans tout ça ? Selon Kundera, l'auteur doit s'effacer au profit de ses personnages. Il y a peut-être une partie de l'auteur là-dedans, peut-être pas, à vous de voir... un roman contient autant de vérités que de lecteurs. Comme aux temps des conteurs et troubadours anonymes, il vit sa propre vie, et a toujours quelque chose à proposer pour enrichir les générations suivantes.
Voilà la vision de Milan Kundera, cet auteur qui s'efface délibérément au profit des mots et de la littérature.

Comme cette critique est déjà d'une longueur indécente, je vais garder pour moi ce que je pense de la biographie de la journaliste Ariane Chemin, au titre proustien "À la recherche de Milan Kundera". En hommage à un autre écrivain aimé de Kundera, cela aurait pu très bien s'intituler "Le procès II, ou Les testaments trahis de Milan K." Si vous voulez apprendre quelque chose de vraiment intéressant sur Kundera, prenez plutôt un livre de Kundera, un auteur à 5 étoiles.
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