L’agnelle
Par un col fleuri, menu paradis,
La flûte en hêtre pleure, déchirée.
Il serre mon cœur, en mon sang frémit
Ce chant douloureux et tant moult aimé.
Étoiles flambeaux et nuées d’oiseaux
Sur la flûte en os filent leur chagrin…
S’écoule sacré sur le chalumeau
Ce chant combien triste et tant moult serein.
Les murmures doux en l’aulnaie s’égrènent,
Le fifre en sureau frissonne aux abords.
Petite mémère à ceinture en laine,
Que quiers-tu celui que frappa le sort ?
Ta ceinture, vois, tard s’est dégrafée,
Sous la lune inscrit tes pas par les sentes…
Que viens-tu encor aujourd’hui pleurer
À la bergerie quand les pipeaux chantent ?
Lui, aux yeux de mûre et fin comme anneau,
Lui, aux cheveux noirs qui au vent ondoient,
Onc ne pourra plus, gentil pastoureau
Onc réapparaître au-devant de toi…
À jamais tes yeux troubles le verront
Pâle, sur les trilles qui se lamentent,
À jamais tes pas après lui courront
Par les bois sans fin que les doïna hantent…
Tu es lasse… Arrête un instant là-haut.
Repose au fin fond, là-bas, tes yeux frêles…
Las ! Ce sont les nues, célestes troupeaux,
Entends cette voie : la tragique agnelle
Après qui cours-tu par les champs et chemins ?
Tes cheveux épars sont flamme argentée…
Ravie par les vents, s’est fondue au loin
L’agnelette, blanche ondulée, bouclée.
Par un col fleuri, menu paradis,
Je reste parfois muet, pétrifié,
Pour comprendre le parler incompris
Plein de l’affliction d’un siècle écoulé…
(pp. 33-35)
Premières amours
(fragment)
Oui, voilà qu'un arc-en-ciel aujourd'hui
Sur le monde de mon âme a surgi.
Tous mes cerfs accourent, infatigables
Braquant sur lui leurs regards fascinés –
Forêt de cornes brunes innombrables
Où les étoiles brillent par milliers.
Du fond de l'horizon d'argent affluent
Mes grands oiseaux en fête figurant
Sur les cieux, jusqu'à perte de vue,
De leurs ailes, un mouvant océan ;
Tout le monde de mon âme en liesse
Palpite d'une frénétique ivresse.
Et oui, j'aime ! Un arc-en-ciel aujourd'hui
Sur le monde de mon âme a surgi.
Les sources s'éclairent, sonnent en fête,
Elles rythment leur miroirs en dansant,
Et mes sapins bruissent sans tempête
Dans un grisant, sonore bercement,
Aux vignes, les grappes épanouies
Vibrent – cristaux de bien lourdes chansons –
D'éclatantes gouttes de mélodies
Naissent comme rosée en mes buissons.
En ce chant béni je vais m'écoulant :
Plus ne suis moi, tout ce que je suis et chant.
(p. 17)
François Villon
Nain au sourire tragique, en toi je découvre,
Quand la fatigue vient, l’aiguillon qui s’épanche
En la plume insurgée, au bec vif et mordant
Et la prompte rapière arborée à la hanche.
Sur tes lèvres le vin et les chants ont coulé
Comme un flot pétulant, alerte et épocal,
Plus que le madrigal qu’incrustait au diamant
Sur le hanap, lors des ripailles, le rival !
Sous la hart des maîtres, tu maîtrisais un monde,
Nageais par les mers des ballades fendant l’eau
Tes champs étaient semés de fleurs blanches et noires
Que Marthe envoûtait ou la lubrique Margot.
Les siècles ont coulé, mais tu brandis toujours
Ton ire impitoyable aux dangereux tranchants
Et lorsque les éclairs des estocs t’illuminent
On te voit t’esclaffer sous les neiges d’antan.
Permets que je déploie à tes pieds, en ce lieu
Ce poème balkanique, un humble tapis,
Éternel demeure chaque instant de ta vie
Par ton sourire tragique où vibre ton feu.
(p. 63)
L’oiseau au bec de rubis
L’oiseau au bec de rubis
S’est vengé, oui, s’est vengé.
Je ne puis plus le caresser.
Il m’a écrasé
L’oiseau au bec de rubis,
Et demain
Les poussins de l’oiseau au bec de rubis,
Picorant par les chemins,
Trouveront peut-être bien
Les traces du poète Nicolae Labiș
Qui restera un souvenir serein.
(p. 149)
Cirque
Des mendiants en habit de parade,
Bombant un torse étriqué, souffreteux,
Tant de regrets cachés sous la pommade
Et le comique devient douloureux.
Ivre en leur tréfonds culbute, grinçante
D’os meurtris, vaine, la pensée. En eux
L’enfer a ouvert sa gueule béante.
Et le comique devient douloureux.
(p. 83)