Citations sur Chantiers (20)
Avec La Chevelure de Bérénice une voie s’ouvre pour moi dans le texte de Claude Simon, un chemin se fraie qui donne accès, le verbe se fait chair ; c’est la clef tachée de sang, de sueur ou de semence, la clef de la chambre secrète où pantèlent dans l’ombre les corps luisants.
(...)
La mer respire, on l’entend. Des odeurs montent, monteront. La phrase avance comme un navire, son étrave fend la page, elle draine dans son sillage la puissante coulée. On n’arrête pas la phrase, elle s’enroule, monte, halète, mugit, gémit, se tend, s’apaise, reprend. Elle pourrait ne pas finir, elle aurait toujours déjà été là, depuis toutes les nuits, et tous les crépuscules, et toutes les aubes, sur toutes les plages vides où des femmes aux cuisses laiteuses apparaissent dans le bleu gris des commencements. On est pris. Je suis prise.
Le monde surgit, il s’incarne, convoqué, épais, fluide, immédiat, suave et impérieux. Le texte ne s’épuise pas, le monde non plus, ils s’affrontent et s’emmêlent, moi je me contente d’être là, traversée, empoignée. C’est la mêlée majuscule, au centre du terrain, poils peau os sang sueur. Ce serait une crucifixion délicieuse, un écartèlement exquis qui voudrait ne pas finir.
Un ami m’a montré tout récemment dans une petite église de Meuse, Saint-Étienne, à Saint-Mihiel, une mise au tombeau de Ligier Richier ; une fois de plus, j’ai senti, touché physiquement et pensé à la fois, combien tout était là, l’émouvante tiédeur du corps encore souple, les pieds, la ligne des épaules, le dessin des bras abandonnés, et la poitrine offerte, et le tissu noué sur les hanches et la chevelure, la caresse du tissu et celle des cheveux, et la confiance des yeux clos ; la douceur des corps mêlés et la douleur de l’adieu ; une fois de plus, j’ai éprouvé que le travail du matériau verbal qui a nom écriture relève du même geste et du même désir que le travail du sculpteur, geste pour et désir de, geste pour une forme et désir d’elle, qu’une forme juste advienne et soit et danse et se tienne, sur la page, dans la lumière.
Au commencement il y eut cette polyphonie des fenêtres ouvertes sur les nuits d’été, et je savais que le vent n’a pas même voix dans l’érable de la cour, les frênes du fond du pré, les hêtres du bois de Combes, les peupliers cliquetants de la Sarrie, ou les trois sapins de derrière la maison, je le savais les yeux fermés ; la rivière, son feulement plus ou moins têtu, faisait basse continue derrière tout ; et les cloches des vaches égrenaient leurs notes lentes, lourdes, erratiques, ou soudain effrénées en cas de mouvement de foule ; c’est l’impavide friselis des aubes et des soirs, c’est la première musique, ça ne s’oublie pas.
La foi s'est détachée et les dimanches matins sont orphelins.
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Les musiques d'établi font un travail en moi et sur moi, elles me mettent en état de vertige têtu et d'urgence jubilatoire. C'est ici et maintenant, et on y va, on monte à l'assaut, au front, on sue du texte, on le suinte, on l'allonge, on le couche, sur le papier ou sur l'écran, plus souvent sur papier que sur écran, on le fait, on le produit, on le chie.
Double truchement et double tamis du corps; le monde est tamisé par mon corps avant, mille ans avant d'avoir commencé à écrire, avant même d'en avoir eu le désir sans nom au moment de l'entrée au CP et de l'apprentissage du rudiment, puisqu'on ne saurait être, je ne saurais être au monde autrement qu'avec le corps, en corps en corps; et après, après et pendant le travail d'écriture, le recours au tamis s'impose avec la lecture à voix haute qui m'a été nécessaire dès Liturgie, le tout premier texte écrit à l'automne 1996; nécessaire pour ajuster la chose, phrase à phrase, mot à mot. Le corps dans l'écriture et le corps à corps dans l'écriture c'est aussi cet exercice crucial et charnel de de la lecture à voix haute.
Un peu de tenue, justement, me dis-je; respect; on respecte la charentaise des veillées familiales; ne nous excitons pas sur la pantoufle gustavienne ou lousiaque: je m'exhorte, et m'objurgue.
Il faudrait écrire extrailler qui serait tellement meilleur qu'extraire parce qu'il dirait aussi les entrailles, les entrailles susmentionnées, les mariales et les autres, les miennes aussi, d'où ça sort et d'où ça monte, puisque cette respiration-là, celle des textes, comme celle du chant, part du ventre (...)
"Il a fallu du temps, beaucoup de temps encore, et de savants détours, et des méandres tenaces avant d'oser un autre travail, contigu à celui de la lecture, le travail de l'écriture; avant de se mettre à l'établi des mots, de la phrase, du texte; avant d'oser empoigner cette viande-là, viande c'est vivenda, de vivere c'est ce qui sert à vivre, c'est le vivant, la matière même du monde (…). Page 14.
"Quand j'ouvre un chantier, je ne sais pas si j'irai au bout, si ça deviendra un livre, en d'autres termes s'il m'apparaitra nécessaire et évident, au bout d'un certain temps, de prélever sur la masse textuelle et dans la carrière de mots, un morceau, une pièce, un fragment qui ferait livre comme on fait bande à part sans cesser d'appartenir." page 38