Hymne parmi les ruines
Extrait 2
Les yeux voient, les mains touchent,
Il suffit de peu de choses :
d’un nopal, épineuse planète de corail,
de figures encapuchonnées,
de raisin au goût de résurrection,
de clovisses, virginités farouches,
de sel, de fromage, de vin, de pain solaire.
Du haut de son hâle une fille de l’île me regarde,
svelte cathédrale vêtue de lumière.
Tours de sel, sur les pins verts de la lisière,
les voiles blanches des barques surgissent.
La lumière bâtit des temples sur la mer.
New-York, Londres, Moscou,
L’ombre couvre la plaine de son lierre fantôme,
de sa vacillante végétations de frissons,
de son duvet rare, de sa foule de rats.
Ca et là grelotte un soleil anémique.
Accoudé aux montagnes qui furent hier des villes, Polyphème
bâille.
En bas, entre les trous, se traîne un troupeau d’hommes.
(Bipèdes domestiques, leur chair –
- en dépit de récents interdits religieux –
est très goûtée des classes riches.
Il n’y a pas si longtemps le vulgaire les tenait pour des animaux
impurs.)
…
//Octavio Paz (31/03/1914-19/04/1998)
Hymne parmi les ruines
Extrait 1
Couronné de lui-même le jour étend ses plumes.
Haut cri jaune,
jet brûlant au centre d’un ciel
impartial et salutaire !
Les apparences sont belles dans leur vérité spontanée.
La mer gravit la côte,
prend appui entre les roches, araignée éblouissante :
la mauve blessure du mont resplendit,
une poignée de chèvres et un troupeau de pierre,
le soleil pond son œuf d’or et s’éploie sur la mer.
Tout est dieu.
Statue brisée,
colonnes mangées de lumière,
ruines vives en un monde de morts vivants !
La nuit tombe sur Teotihuacan.
Au sommet de la pyramide, les jeunes gens fument de la marihuana,
des guitares enrouées chantent.
Quelle herbe, quelle eau-de-vie peut nous donner à vivre ?
Où déterrer la parole,
La proportion qui régit l’hymne et le discours,
le bal, la ville et la balance ?
Le chant mexicain éclate en jurons,
étoile de couleurs qui s’éteint,
pierre qui nous ferme la porte du toucher.
La terre a saveur de terre vieillie.
…
//Octavio Paz (31/03/1914-19/04/1998)
Sonnent les grelots au milieu de la plaine
Où fut abandonné Tlacahuepantzin.
De ses fleurs jaunes il ira parfumer le royaume de la mort.
Déjà tu te caches au Lieu des Sept Cavernes :
où se dresse l'Acacia croassait le Tigre et rugissait l'Aigle.
Tu seras le Héron de feu qui passe en vol
au milieu de la plaine, au royaume de la mort.
Les vagues claires qui scintillent à l'entour,
bouleversées, comme miroirs brisés
nous éblouissent de rayons tremblants,
et, de blanche écume perlées,
montrent en des verrières transparentes
les belles nymphes d'ivoire ouvrées.
Hymne parmi les ruines
Extrait 3
Voir, toucher de belles formes quotidiennes.
Dards et ailes, bourdonne la lumière.
La tache de vin sur la nappe a odeur de sang.
Comme le corail ses branches dans l’eau,
j’étends mes sens dans l’heure vive :
l’instant s’accomplit dans un accord jaune,
ô midi, épi lourd de minutes,
coupe d’éternité.
Mes pensées bifurquent, serpentent, s’entrelacent, recommencent,
et s’immobilisent enfin,
rivières qui ne se jettent pas,
delta de sang sous un soleil sans crépuscule.
Tout doit-il donc buter dans ce clapotis d’eaux mortes ?
…
//Octavio Paz (31/03/1914-19/04/1998)