Yaya, elle, est restée là où elle appartenait. Elle n'a pas voyagé. Elle n'a pas construit sa vie. Seuls les grands dimounes peuvent vivre dans leur maison, au milieu de leurs souvenirs. Yaya, elle, n'a eu que le dehors. La hutte au bout du jardin, le petit carré où elle semait ses lalos et ses oignons, le feu sur lequel elle faisait cuire ses brèdes et son riz, ses gâteaux manioc. Un jour, elle est morte. Elle a disparu. Sur une autre photo, glissée par inadvertance, dans le copieux album de famille, elle est assise sur le même fauteuil de rotin, à l'ombre de la varangue, ses yeux éclaircis par la cataracte regardant droit devant elle, sans nous voir. A côté d'elle, il y a les enfants toujours, mon père, son frère, sa petite sœur. Les derniers qui se sont souvenus d'elle. Les derniers à l'avoir entendue chanter. [...] Un instant saisi dans un temps figé, qui n'existera plus. Qui connaît la tombe de Yaya ? Est-elle, elle aussi, comme son bébé mort en bas âge, sous la terre au fond du jardin, dans un endroit où personne ne va, près du petit bois de goyaves de Chine, un secret qui s'efface ?
Mais j'entends sa voix, portée par mon grand-père, reprise par ma grand-mère dans l'abri souterrain, pour traverser la guerre. Pour s'arrêter au bord de la rivière Taniers, encore une fois.
Je suis bientôt prête. Je vais descendre rejoindre Vincent, je vais me laisser aller sur son regard comme un moucheron porté par un rayon de lumière. Je vais plonger dans les galeries, je vais frôler mes fantômes.
Peut-être qu'un jour cela s'arrêtera. Peut-être qu'un jour les êtres humains deviendront complètement, magnifiquement visibles. Renault, Aminata, la jeune fille aux cheveux noirs. La petite voleuse au visage cuit, la dame employée de bureau, la fille aux yeux pâles qui a perdu son bébé, le pickpocket qui voyage de rame en rame. Peut-être qu'un jour l'amour sera partout, recouvrira chaque instant de vie d'une poudre de diamant. Peut-être qu'il n'y aura plus de solitude.
Avant de partir, elle a mis la main sur le front de la jeune fille, un geste léger et tendre, et sa bienveillance a rayonné dans toute la rue, sous les arcades, jusqu'au jardin de Babylone. Mais je crois que personne ne l'a vu, seulement moi et cette jeune fille perdue. Elle est partie dans l'ombre des arcades, sans se retourner, avec un mouvement lent des hanches, et sa longue robe jaune, vert et rouge brillait au milieu des passants, puis elle a disparu.
Le soir, la nuit tombait d'un coup, elle sortait de l'épaisseur de la forêt et elle éteignait les reflets sur le fleuve.
Chuche se demande s'il peut comprendre le langage des bébés quand ils sont encore dans le ventre de leur maman. Ce doit être un langage très doux parce que Juanico reste longtemps à écouter, puis il s'endort, et Chuche passe ses doigts dans ses cheveux bouclés
À ce moment-là, il a deviné ce qui ronge cette fille, sa détresse, son sentiment d'abandon. Elle lui en a parlé presque tout de suite, comme on ne parle qu'à des inconnus, pour se libérer de la trahison, de la douleur, de la vie qui ne vaut plus rien.
Ils sont comme moi, lancés au hasard, à la recherche d’un miracle, à la recherche d’un être humain qui les écoute et les fasse vivre.
Ils sont dans la rue presque tout le temps, ils ont pour horizon ces places, les lignes des immeubles, les couloirs du métro. Ils sont comme moi, lancés au hasard, à la recherche d'un miracle, à la recherche d'un être humain qui les écoute et les fasse vivre. Ils rebondissent de mur en mur, de regard en regard. Ils dorment dans les gares, dans les hangars. Ils frôlent la mort, mais ça les fait rire.
Les choses vont et viennent, les gens apparaissent et disparaissent, comme le pêcheur qui s'était perdu en mer, et personne n'y peut rien, voilà tout.
De l’autre côté, les jardins, les arbres aux frondaisons noires contre le ciel clair, et j’entends les glapissements des merles que l’arrivée de la nuit angoisse. C’est un autre soir, encore un soir dans la série des soirs.