Citations sur Ritournelle de la faim (64)
Tous ces gens indifférents, chacun dans sa bulle, dans sa coquille. Ces gens qui flânaient, d’autres qui faisaient semblant d’être occupés. Les gens graves, les grisettes, les artistes. La comédie du boulevard. Personne qui se souciât véritablement de personne.
La guerre, ç’aurait pu être cette langueur, chaque jour semblable au précédent, mais auquel un détail manquerait, une lente marche vers l’hiver.
Je me suis arrêté près d’un vieil arbre contorsionné, au bord de la Seine. Avec ses branches basses, je trouve qu’il ressemble à un animal, une sorte de reptile sorti de la boue du fleuve. À son pied, entre les racines, de longues algues noires ondulent comme des cheveux. (...) Je comprends qu’il n’est pas nécessaire d’aller plus loin. L’histoire des disparus, c’est ici qu’elle est plantée, pour toujours.
On ne mourait pas sous les bombes des Anglais et des Américains. Mais on mourait petit à petit, de ne pas manger, de ne pas respirer, de ne pas être libre, de ne pas rêver.
Elle me dit quelque chose
Me tourmente et j’aperçus
Son cou de neige et dessus
Un petit insecte rose
On eût dit un coquillage
Dos rose et taché de noir
Les fauvettes pour nous voir
Se penchaient dans le feuillage
Sa bouche fraîche était là
Je me courbais sur la belle
Et je pris la coccinelle mais le baiser s’envola
Les bêtes sont au bon Dieu
Mais la bêtise est à l’homme
Victor Hugo.
La coccinelle.
Elle montrait la ville qui bouillait de l’autre côté du fleuve, le pont arqué où roulent les trains, la silhouette de la Tour Eiffel, les immeubles. « Pour moi, c’est ici que tout se passe. Les souvenirs, ça me donne mal au cœur. Je veux changer de vie, je ne veux pas vivre comme une mendiante. »
Ethel regardait Xénia, elle s'étonnait de ne pas ressentir de honte. Dans le fond, elle préférait que tout se finisse dans la banalité. La grâce de l'extrême jeunesse envolée, il ne restait plus en Xénia qu'une femme comme les autres, toujours très belle, certes, mais un peu vulgaire, un peu méchante , probablement insatisfaite. C'était mieux. On ne pouvait pas passer sa vie à adorer une icône.
Cette longue relation qui avait uni cette femme à son père, avant sa naissance, avant même qu’Alexandre n’ait rencontré Justine. Une autre époque, comme on dirait une autre vie. Un sentiment qui traînait comme un nuage attardé, qui languissait, qui s’étirait tout au long d’une vie, sans avoir de nom, sans avoir d’issue. Et le souvenir d’une présence au sein de la famille, un fantôme de présence, mais ça n’avait pas été un secret pour Éthel, même si personne n’en parlait devant elle. Se pouvait-il que les adultes fussent assez bêtes pour croire qu’une enfant n’était pas capable de comprendre, à demi-mot, à quart de parole, ou même dans le silence ?
Elles se sont embrassées rapidement. Ethel a remarqué le nouveau parfum de Xénia, ou plutôt, a-t-elle corrigé mentalement, l'odeur de son visage, un peu âcre, de la poudre sur ses joues, ou le shampoing à la menthe dans ses cheveux. Une odeur de pauvre, une odeur d'âpreté, de nécessité d'y arriver. C'est ce qu'elle a pensé en marchant vite le long de la rue de Vaugirard et, à l'instant même où cette évidence lui est apparue, confirmée par le contact du corset dur qui se cachait sous la blouse de Xénia, elle a senti ses yeux se remplir de larmes, de honte ou de dépit, des larmes amères en tout cas.
Ethel attendait avec impatience ces parenthèses, elle s'asseyait au piano et elle jouait pour accompagner son père à la flûte, ou au chant. Alexandre Brun avait une belle voix de baryton et, quand il chantait, son accent mauricien s'estompait, se fondait dans la musique et elle pouvait s'imaginer l'île des origines, le balancement des palmes dans les alizés, le bruit de la mer sur les récifs, le chant des martins et des tourterelles au bord des champs de cannes. La cathédrale engloutie devenait un vaisseau sombré au large, dans la baie du Tombeau peut-être, et la cloche qu'on entendait était celle de la dunette sur laquelle un marin fantôme sonnait les quarts.