"Je me souviens des paroles d'Énée comme je me souviens des paroles du poète. Je me souviens de chaque mot parce qu'ils sont le tissu de ma vie, la trame sur laquelle je suis tissée. Toute ma vie, depuis la mort d'Énée, pourrait passer pour un tissage arraché du métier avant d'être achevé, un fatras de fils sans rime ni raison, mais ce n'est pas le cas ; car mon esprit, comme la navette, revient sans cesse au point de départ, retrouve le motif et le poursuit. J'étais une fileuse, pas une tisserande, mais j'ai appris à tisser."
Des perles poétiques digne de pouvoir figurer dans l'Énéide. Et au vu des nombreuses fois où
Lavinia interpelle celui, son poète, qui ne l'a citée qu'à une douzaine de reprises (que j'ai mentionnées en citation de l'Énéide), il y a matière à développer,
Petit rappel contextuel quand même :
Virgile, c'est sans doute le plus célèbre des poètes latins : après avoir écrit les
Bucoliques, recueil de poèmes pastoraux inspirés du grec Théocrite, et les
Géorgiques qui renouvellent la veine didactique inventée par
Hésiode dans
Les Travaux et les jours, il a ravi à Ennius son titre d'alter Homerus, « autre
Homère », avec l'Énéide.
L'Énéide c'est épopée en douze chants, que la mort, semble-t-il, a empêché le poète de parachever comme il le souhaitait, s'inscrit ostensiblement dans la tradition homérique qu'elle prolonge : l'Énéide en effet appartient au cycle troyen et rapporte les aventures d'Énée après la chute de Troie.
À l'inverse d'Ulysse, c'est l'Odyssée du héros troyen que relate d'abord
Virgile dans les six premiers chants, consacrés son errance sur la mer, puis son Iliade, belliqueuse et conquérante, dans les six derniers qui font le récit de la guerre suscitée dans le Latium par son mariage avec
Lavinia, fille du roi Latinus.
En clair là où l'Iliade et l'Odyssée sont les épopées grecques fondatrices
L'Énéide est l'épopée romaine fondatrice
Si Énée est un nouvel Ulysse, descendant aux Enfers pour y consulter son père Anchise, c'est aussi le père mythique des Romains à travers son fils Iule (aussi appelé Ascagne), fondateur de la ville d'Albe et de la dynastie des rois albains dont est issu Romulus.
Écrite au moment de l'avènement du nouveau régime augustéen, l'Énéide constitue une épopée nationale, à la gloire du peuple romain :
Jupiter y prédit sa grandeur future,
Énée voit défiler devant lui dans les Enfers les âmes des héros à venir
Son bouclier, forgé par Vulcain, représente les hauts faits des héros romains (j'ai une préférence pour "l'univers sur une bouclier écrit par
Homère dans l'Iliade - Chant XVIII / 484 - 617) ;
Son union avec la troyenne Créüse ;
L'épisode passionné avec la carthaginoise Didon;
Et enfin, son mariage avec la latine
Lavinia
Tous ces épisodes ont pu être interprétés comme la préfiguration de l'empire romain, et la légitimation de son extension jusqu'en Afrique et en Asie Mineure. Ancêtre du peuple romain, Énée est aussi celui de la gens Iulia à laquelle appartient Auguste qui, après un siècle de guerres civiles, a ramené la paix et transformé la République en Principat, régime monarchique appelé à devenir l'Empire. C'est aussi ce dernier, de manière indirecte, que chante l'Énéide, dans un jeu d'écho entre passé mythique et présent : la pietas d'Énée est ainsi celle du Princeps, vengeur du meurtre de César et restaurateur des valeurs romaines traditionnelles.
Une tragédie intemporelle, tellement intemporelle qu'il semblerait que de nombreux
Alors pourquoi s'intéresser au personnage secondaire d'un autre auteur ?
Lavinia était une figurante, à peine mentionnée au détour d'un vers. Une fille de roi, mais sans voix, objet d'une guerre comme on les faisait alors dans l'Antiquité. Mais en relisant
Virgile,
Ursula le Guin a entrevu, au détour du Livre XII, cette silhouette inachevée. Comme un cri étouffé par son démiurge. Une vie tuée dans l'oeuf. Et elle l'a reprise à son compte, avec toute l'admiration qu'elle porte à
l'Enéide de
Virgile.
C'est bien là toute la force de ce livre, prendre une histoire héritée de l'antiquité romaine, trop vite achevée. Car avec
Lavinia, troisième passion d'Enée, arrive la fin de l'odyssée. La fin du voyage également pour le poète.
L'Enéide a été écrit pendant les dernières années de sa vie et il est considéré comme inachevé.
Virgile aurait même préféré qu'il soit brûlé
Chez
Lavinia, de surcroît, il y a le filigrane d'un destin de reine. «Mais elle est là, il y a une personne qui pourrait être un personnage, évidemment, et qui pourrait en être un puissant, expliquait
Ursula K. le Guin en 2009. Elle est la mère de Rome. J'en suis donc venue à me dire, qu'est-ce qu'elle pense de tout cela ? Ils sont tous les deux poussés par les oracles, et le destin, et nous savons ce qu'Enée pense à ce sujet, mais nous ne savons pas ce qu'elle pensait. Donc, elle est devenue une héroïne dans mon esprit, et puis elle a commencé à me parler, à la manière des personnages qui ont une histoire à raconter. Dès lors, il suffisait d'écouter.»
Lavinia a pris corps, s'est même transformée en une narratrice. Dès les premières pages du roman, la jeune fille entre en scène, accapare l'espace, tient le rôle leader. C'est elle la première qui voit approcher les navires troyens des côtes de Latinium. Elle qui voit arriver Enée, debout à la proue, annonce de l'accomplissement de son destin.
Ursula K. le Guin a d'emblée renversé la vapeur. Changé l'angle de vision.
Virgile est lui-même convoqué, sous la forme du poète qui rend visite à plusieurs reprises à
Lavinia. C'est un fantôme venu du futur, qui reconnaît sa négligence à son égard. «Tu n'es presque rien dans mon poème, presque personne, lui dit-il. Une promesse non tenue. Impossible de réparer, à présent, d'emplir ton nom de vie comme je l'ai fait pour Didon.» C'est trop tard pour
Virgile.
Pas pour
Ursula K. le Guin, écrivain de l'imaginaire, qui fait se rencontrer le poète et sa création près des grottes sacrées d'Albunea.
Deux tiers du livre nous sont connus, car ils émanent de
Virgile lui-même , le dernier tiers est un saut dans l'inconnu.
Mais qui saute dans l'inconnu l'héroïne ou l'auteure, tant elles se confondent :
"Non, mais il l'a laissé inachevé.
Ne m'as-tu pas dit cela, mon poète ? Ici, dans le lieu sacré où l'eau nauséabonde jaillit de sous la terre pour former des bassins sur la terre, où les étoiles brillent entre les feuilles. Tu as dit une fois qu'il n'était pas terminé et qu'il fallait le brûler.
Pourtant, à la fin, tu as dit qu'il était achevé. Et je sais qu'on ne l'a pas brûlé. J'aurais brûlé avec.
Mais que dois-je faire à présent ? J'ai perdu mon guide, mon
Virgile. Il me faut continuer, parcourir seule tout ce qui reste après la fin, tout le reste du monde immense, confus, illisible.
Que reste-t-il après une mort ? Tout le reste."
Absolument magnifique et divin.... Agée de 81 ans, Ursula jugea
Lavinia comme le meilleur roman qu'elle ait jamais écrit. J'avoue ma méconnaissance de ses autres livres, mais celui-ci est absolument sublime, elle a réussi à tresser un roman sur le mode d'un poème, rendant hommage à la fille du roi Latium,
Lavinia, venue de l'Antiquité, celle qui manquait d'épaisseur et de personnalité, celle qui n'était qu'une ombre du décor.
Et surtout répondant de manière magistrale au poète, à près de 2000 ans d'écart à cette inquiétude "Oh, ma chère, a-t-il dit toujours aussi doucement. Mon inachevée, mon incomplète, mon inaccomplie. Reviens encore une fois."
Grâce
Ursula K. le Guin la voilà revenue en un somptueux hommage....