On finit par se rendre compte que c’est juste de la folie et que le corps de celui ou de celle qui donne vie à cette folie n’est pas en train de pourrir sur place de tant de sentiments rentrés, mais qu’il est en train de se transformer en monstruosité et qu’il doit passer par ce stade de la décomposition pour devenir autre chose. Lorsqu’on est confronté à ce genre d’enquête, on se rend compte que l’être humain a des capacités insoupçonnables à aller au-delà de lui-même. On se rend compte aussi que cette capacité à aller si loin n’est possible que dans la douleur. Car seule la douleur qu’on accepte pour soi-même, quelle qu’en soit la forme, permet de justifier les actes de cruauté qu’on va infliger à d’autres.
Quand je parle, je n’exprime qu’une succession de chiffres. Je ne pense que par équations. Avant mon… accident, les mots s’harmonisaient pour former des phrases, des images, des histoires et de la mémoire, comme n’importe qui. Aujourd’hui, les mots s’entrechoquent et il me faut les chiffres pour classer ma réalité. Je dois mesurer chaque parole, chaque temps, chaque intention. Alors, je suis présent dans l’immédiateté. Je dois aussi m’assurer que le vocabulaire que j’utilise correspond bien à ma pensée du moment. Toute conversation m’est devenue scientifique. Il me faut classer chaque moment de ma vie pour ne pas l’oublier. C’est ainsi. Je recompose mon ciel en permanence.
La peur était le plus souvent irraisonnée et Arturo savait que, pour lui, elle était salutaire. C’est elle qui lui avait fait viser juste. C’est elle aussi qui l’avait rendu vulnérable. Mais il était persuadé que c’était le prix qu’il fallait payer à l’existence. Répondre à une question, comprendre, deviner, raisonner, identifier, résoudre, signifiait sacrifier une partie de soi pour parvenir à ses fins. Chaque enquête était une mort.
Des affaires pareilles noircissent l’âme et vieillissent le corps trop vite. On n’est jamais préparé à voir de si près la vengeance et la cruauté qu’elles engendrent. Il faut plonger dans les puanteurs de l’être humain, dans ses entrailles vivantes et grouillantes de tourments acides. On en ressort abasourdi par l’ingéniosité de l’homme à donner forme à ses angoisses intimes, à ses colères retenues.
qui était le plus difficile à supporter, c’était cette somnolence continuelle. Il la ressentait comme une insulte envers son corps et son esprit. Elle s’insinuait à intervalles plus ou moins grands, toujours irréguliers, mais à rythme constant. Cela ressemblait à un parfum de femme, quelque chose d’entêtant. C’était d’abord enivrant. Comme une énergie différente qui aurait ouvert un chemin inconnu.