Emilie fut la seule à remarquer qu'il avait dans le regard quelque chose de nouveau, d'indéchiffrable, une lumière impalpable qui lui rappelait ce bonheur intérieur qu'elle même ressentait lorsqu'elle allait visiter son secret. Elle sut que Pierre taisait l'essentiel, mais elle resta silencieuse.
Il venait d'avoir dix-neuf ans et n'envisageait pas d'autre avenir que de demeurer au village, vivant humblement des travaux saisonniers. Cela suffisait pleinement à son bonheur.
Le plus étrange était cette respiration :rien de plus intime qu'une personne qui dort et respire contre vous.
Tout a commencé dans la nuit du 7août. Pierre Morin marchait depuis bientôt une demi-heure, lorsqu'il déboucha en haut de la colline qui surplombe le petit vallon. Il retrouva avec jubilation le vieux chêne qui trônait là, depuis toujours, et au pied duquel il aimait s'adosser pour admirer cette nature belle et sauvage. Au fond du vallon, coulait une rivière bordée de saules et de peupliers. De l'autre côté, une forêt impénétrable montait de manière abrupte. Au loin, lorsque le temps était froid et sec, on pouvait apercevoir les cimes des montagnes.
Pour l'instituteur, cependant, qui voyait ainsi se confirmer son idée selon laquelle le goût de l'argent était étranger à Pierre, son action ne relevait ni de la morale laïque ni de la religion, mais jaillissait de la spontanéité de son cœur droit.
Il savait jouir de petites choses et semblait n'attacher aucune valeur, en soi, à l'argent. Il aimait la solitude et son bonheur ne paraissait dépendre d'aucun bien extérieur.
Ils traversèrent un hameau fait de trois ou quatre fermés accroché au faîte de la colline comme une rangée de dents cariées sur une mâchoire de travers.
Il s'allongea sur l'herbe mêlée de mousse, ferma les yeux et se délecta à écouter le chant du ruisseau qui se mêlait à celui des oiseaux. Progressivement, ses pensées inquiètes se dissipèrent et il resta immobile, ne pensant à rien d'autre qu'à la sensation de plénitude qui envahissait son corps et son esprit.
Contrairement à bon nombre de ses confrères, l'abbé Sève était doté d'un authentique sens spirituel. Au séminaire, il avait lu avec passion les œuvres des grands mystiques catholiques. Mais ne se sentant pas assez digne d'accéder lui-même à de tels états, il rêvait de devenir le confesseur de quelque âme ardente.
Il lui semblait en effet constituer un remarquable exemple d'individu préférant spontanément, et au plus haut point, la dimension de l'être par rapport à celle de l'avoir. Le jeune homme vivait dans une sorte de fluidité naturelle et n'avait d'autre ambition que de posséder le strict nécessaire pour vivre. Il savait jouir de petites choses et semblait n'attacher aucune valeur, en soi, à l'argent. Il aimait la solitude et son bonheur ne paraissait dépendre d'aucun bien extérieur.