Citations sur Si c'est un homme (777)
"En conclusion, je dirai que reprocher aux prisonniers de ne pas s'être révoltés, c'est avant tout commettre une erreur de perspective historique : cela veut dire exiger d'eux une conscience politique aujourd'hui beaucoup plus largement répandue, mais qui représentait alors l'apanage des élites." p 199
" De ma vie d'alors il ne me reste plus aujourd'hui que la force d'endurer la faim et le froid; je ne suis plus assez vivant pour être capable de me supprimer." p 153
Si l'Allemagne d'aujourd'hui tient à la place qui lui revient parmi les nations européennes, elle ne peut et ne doit pas blanchir son passé.
« Ruhe, jetzt. Warten. » Attendre en silence.
Voilà qui nous satisfait. Quand on attend, le temps avance tout seul sans qu'on soit obligé d'intervenir pour le pousser en avant, tandis que quand on travaille, chaque minute nous parcourt douloureusement, et demande à être laborieusement expulsée. Nous sommes toujours contents d'attendre, nous sommes capables d'attendre pendant des heures, avec l'inertie totale et obtuse des araignées dans leurs vieilles toiles.
Un accord tacite veut que personne ne parle : en l'espace d'une minute, nous dormons tous, serrés coude à coude, avec de brusques chutes en avant, et des sursauts en arrière, le dos raidi. derrière les paupières à peine closes, les rêves jaillissent avec violence, et une fois encore, ce sont les rêves habituels. Nous sommes chez nous, en train de prendre un merveilleux bain chaud. Nous sommes chez nous, assis à table. Nous sommes chez nous en train de raconter notre travail sans espoir, notre faim perpétuelle, notre sommeil d'esclaves.
Car la nature humaine est ainsi faite, que les peines et les souffrances éprouvées simultanément ne s'additionnent pas totalement dans notre sensibilité, mais se dissimulent les unes derrières les autres par ordre de grandeur décroissante selon les lois bien connues de la perspective. Mécanisme providentiel qui rend possible notre vie au camp. Voilà pourquoi on entend dire si souvent dans la vie courante que l'homme est perpétuellement insatisfait : en réalité, bien plus que l'incapacité de l'homme à atteindre à la sérénité absolue, cette opinion révèle combien nous connaissons mal la nature complexe de l'état de malheur, et combien nous nous trompons en donnant à des causes multiples et hiérarchiques subordonnées le nom unique de la cause principale ; jusqu'au moment où, celle-ci venant à disparaître, nous découvrons avec une douloureuse surprise que derrière elle il y en a une autre, et même toute une série d'autres.
Mais Lorenzo etait un homme : son humanité était pure et intacte, il n'appartenait pas à ce monde de négation. C'est à Lorenzo que je dois de n'avoir pas oublié que moi aussi, j'étais un homme.
La prière du vieux Kuhn
Maintenant, chacun est occupé à gratter attentivement le fond de sa gamelle avec sa cuillère pour en tirer les dernières gouttes de soupe : un tintamarre métallique emplit la pièce, signe que la journée est finie. Peu à peu, le silence s’installe, et alors, du haut de ma couchette au troisième étage, je vois et j’entends le vieux Kuhn en train de prier, à haute voix, le calot sur la tête, balançant violemment le buste. Kuhn remercie Dieu de n’avoir pas été choisi.
Kuhn est fou. Est-ce qu’il ne voit pas, dans la couchette voisine, Beppo le Grec, qui a vingt ans, et qui partira après demain à la chambre à gaz, qui le sait, et qui reste allongé à regarder fixement l’ampoule, sans rien dire et sans plus penser à rien ? Est-ce qu’il ne sait pas, Kuhn, que la prochaine fois ce sera son tour ? Est-ce qu’il ne comprend pas que ce qui a eu lieu aujourd’hui est une abomination qu’aucune prière propitiatoire, aucun pardon, aucune expiation des coupables, rien enfin de ce que l’homme a le pouvoir de faire ne pourra jamais plus réparer ?
Si j’étais Dieux, la prière de Kuhn, je la cracherais par terre.
Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c'est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c'est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu'à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N'oubliez pas que cela fut,
Non, ne l'oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s'écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.
Il y avait douze wagons pour six cent cinquante personnes. Dans le mien nous n'étions que quarante-cinq, mais parce que le wagon était petit. Pas de doute, ce que nous avions sous les yeux, ce que nous sentions sous nos pieds, c'était un de ces fameux convois allemands, de ceux qui ne reviennent pas, et dont nous avions si souvent entendu parler, en tremblant et vaguement incrédules. C'était bien cela, très exactement: des wagons de marchandises, fermés de l'extérieur, et dedans, entassés sans pitié comme un chargement en gros, hommes, femmes et enfants, en route pour le néant, la chute, le fond. Brusquement, ce fut le dénouement. La portière s'ouvrit avec fracas; l'obscurité retentit d'ordres hurlés dans une langue étrangère et de ces aboiements barbares naturels aux Allemands quand ils commandent, et qui semblent libérer une hargne séculaire. Nous découvrîmes un large quai, éclairé par des projecteurs. Un peu plus loin, une file de camions. Puis tout se tut à nouveau.