Ce livre apparemment mince est un pur chef-d'oeuvre. Construit comme le scénario des étapes successives de la vie d'un garçon élevé en province (et pas n'importe quelle province : Bordeaux, ville de la haute bourgeoisie des Chartrons), il offre un tableau saisissant de charme et de poésie, d'une éducation "à la charge" d'un enfant de la moyenne bourgeoisie parisienne parmi des enfants semblables à lui... sauf le nom. Ce nom, le petit Philippe le porte avec une insouciance apparente, qui masque sa différence, et dont la dérision permanente fortifie la résolution d'aboutir à un statut plus qu'honorable. Académique, même malgré lui. La découverte du latin, du grec, de la sévérité et de l'aménité, des parents et des professeurs, du rythme des fêtes comme Noël ou Pâques, la Pentecôte, l'Ascension, les grandes vacances, forment le cyclorama d'un apprentissage rigoureux et méthodique par un esprit qui apprend à classer, répartir, choisir, gouverner. le garçon s'acoquine avec un pittoresque personnage, Justin, jeune métis hardi, dont le père est une figure de l'administration du lycée. Ils imaginent les quatre cent coups. Justin est un laborieux fantaisiste. Philippe, un travailleur acharné. Ils apprennent vite ensemble, malgré leurs différences. de l'un par rapport à l'autre, ils définissent leurs personnalités. Les moments les plus graves sont pris avec un humour féroce. La surprise du Tableau d'honneur, la difficulté de gagner cette distinction, les palpitations trimestrielles, les satisfactions voluptueuses et les déceptions amères. La classe est un être vivant. Philippe y prend une place de choix. Les deux scènes de récitation, en anglais et en français, sont admirables. Au creux du livre apparaît le génie par excellence, le fort en thème, le fort en tout, le cachotier, le délateur, qui deviendra évêque. Les relations entre l'Église et l'État sont finement analysées, dans le conflit feutré entre le futur cardinal et le futur grand proviseur. Car, dans ce livre, tout est ascension : la connaissance, le caractère, les relations, les résultats. Un ouvrage fin, élégant, émouvant.
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L’abbé Caradan, prêtre jeune, sportif, attentif, avait tout prévu. Il nous attendait à l’entrée de chaque rang, tandis que nous avalions soigneusement l’hostie sans la toucher des dents, et soufflait à chacun d’entre nous :
« Pense à ARDOR. »
En clair : Adorer. Remercier. Demander. Offrir. Rendre grâce. Il avait finement prévu le désarroi, la stupéfaction même devant la constatation qu’il ne se passait rien. Pour se laisser transporter, l’abbé Caradan nous avait construit ce bel acronyme qui côtoyait ardeur, et commençait par A…dorer. Il avait ainsi simplifié et adapté le Paroissien romain pour la prière du matin. [...]
Demander. Je n’avais rien préparé et pourtant je savais que ARDOR contenait la clé – les clés – de mon émerveillement. Demander ? Brusquement, une pensée satanique (je connaissais Satan et les Tentations du Christ) me traversa : demander… le… Tableau d’honneur. Les leçons du Père Gouyon sur le péché, la piété, la matérialité du bonbon pour le péché de gourmandise, me revinrent à l’esprit et… le Tableau d’honneur aussi, en cercles concentriques élargis. Protection contre les péchés, et le Tableau d’honneur ensemble. Puis : offrir. J’offris aussitôt ma renonciation définitive à cette orgueilleuse distinction, sans me rendre compte de l’incongruité de cette offrande. Il était temps. J’abandonnai les résolutions.
Le lycée était, en ces années proches de la fin de la guerre, en chambre stérile dans le domaine de l’Instruction civique comme dans celui de l’Instruction religieuse. On ne nous avait sorti de l’incubation qu’avec l’Insurrection de la Bonté du 1er janvier 1954, organisée par l’Abbé Pierre. La mobilisation avait été prompte et générale. Ma mère avait trouvé brusquement beaucoup de superflu dans mes affaires et celles de mon père. Moins chez ma petite sœur. Je regrettai longtemps un pullover sans manches à damier d’Arlequin. J’avais protesté :
« Sans manches.
– Il tient chaud, tais-toi. »
Le quartier avait été en effervescence. Les gens s’étaient organisés. Mais les premiers commentaires avaient circulé très vite :
« C’est assez.
– Trop de couvertures.
– Il ne faut pas donner d’argent.
– Où ira l’argent ?
– Un manteau de fourrure ! Faut-il être bête !
– Pourquoi pas ? »
À 14 ans, j’avais découvert pour toute ma vie le mélange de bonté, de mesquinerie, de méfiance qui préside à toute manifestation humanitaire.
p. 127-128.
Il faisait beau, très beau, quand mon père me dit : « As-tu bien retenu l’itinéraire (ou le chemin) ? », et me laissa devant la grande entrée du lycée Michel de Montaigne à Bordeaux, capitale de la Gironde, sous-préfectures Blaye, Langon et Arcachon. Je connaîtrais Arcachon, le bassin d’Arcachon, à l’époque, et Blaye plus tard, à cause de la duchesse du Berry et de sa captivité. Langon jamais, même par curiosité.
Je m’approchai parmi des garçons tous plus âgés et surtout plus grands que moi. Un monsieur aimablement sévère (j’apprendrais l’oxymore) me fit signe de poursuivre vers l’entrée dans la première rue à droite. « L’entrée, pour toi, par la rue du Mirail, à droite, mon garçon. »
p. 17-18
Un garçon métis plutôt foncé me fit signe :
« Assieds-toi là ».
Il avait l’accent créole. C’était près d’une fenêtre. On voyait la tête d’un bel arbre. Je reconnus un platane.
« Je m’appelle Justin Feder. Et toi ? »
– Philippe Levillain. »
Il éclata de rire. Je revois encore la sollicitude innocente de son beau rire et :
« Toute ta vie ! Toute ta vie ! ».
Nous riions encore parce qu’il le répétait en s’esclaffant de plus en plus, et par contagion je l’accompagnais. Quand :
« Je suis Jean Forlacroix … vous deux, là-bas, arrêtez de rire. Sinon… » L’interpellation s’arrêta là.
p. 19