Il n'avait aucun moyen de décrire à ses amis les expériences qu'il avait faite à l'annexe. Comment décrire une luge sans décrire une montagne ou la neige; et comment décrire une montagne et la neige à quelqu'un qui n'avait pas connu l'altitude ni le vent, ni ce froid duveteux et magique ?
Même quand on avait été formé pendant des années, comme ils l'avaient tous été, à la précision du langage, quels mots pouvait-on utiliser pour transmettre à quelqu'un d'autre l'expérience du soleil ?
- Si tout est pareil, on n'a plus le choix. Je veux pouvoir me lever le matin et faire des choix. Une tunique bleu ou une tunique rouge ?
- Mais c'est toujours la même chose.
Jonas parvint de l'autre côté de la rivière, s'arrêta un instant il se retourna. La communauté où il avait passé l'intégralité de sa vie était maintenant derrière lui, endormi. À l'aube la vie ordonnée et discipliné qu'il avait toujours connu continuerai sans lui. La vie où il ne se passerait jamais rien d'inattendu. Ni de opportun. Ni d'inhabituel.
La vie sans couleurs, sans douleurs, sans passé.
- J'ai bien aimé l'amour.
Il jeta nerveusement un coup d'oeil au haut-parleur pour vérifier que personne n'écoutait.
- J'aimerais bien qu'on l'ai encore, murmura-t-il. Bien-sûr, ajouta-t-il rapidement, je comprends que cela ne marcherait pas très bien. Et qu'il vaut mieux être organisé comme nous le sommes maintenant. je vois bien que c'était dangereux comme façon de vivre.
- Nous avons fait ce choix, le choix d'en venir à l'Identique. Avant moi, avant la génération précédente, avant celle d'avant et ainsi de suite. Nous avons abandonné la couleur quand nous avons abandonné le soleil et supprimé les différences.
-Ce serait dangereux ? suggéra le passeur.
-Tout à fait dangereux, répliqua Jonas avec assurance. Et si on les autorisait à choisir leur conjoint ? Et s'ils faisaient le mauvais choix ? Ou si, poursuivit-il en riant presque devant l'absurdité d'une telle hypothèse, ils choisissaient leur métier ?
-Ça fait peur, non ? dit le passeur.
Jonas gloussa.
-Très peur. Je ne peux même pas l'imaginer. Nous devons vraiment empêcher les gens de faire le mauvais choix.
-C'est plus sûr.
-Oui, approuva Jonas. Beaucoup plus sûr.
Mais quand la conversation dériva sur d'autres sujets, elle laissa à Jonas un sentiment de frustration qu'il ne parvint pas à comprendre.
Les souvenirs sont faits pour être partagés.
Les livres de son habitation étaient les seuls que Jonas ait jamais vus. Il n'avait jamais soupçonné que d'autres livres existaient.
À l'aube, la vie ordonnée et disciplinée qu'il avait toujours connue continuerait sans lui. La vie où il ne se passait jamais rien d'inattendu. Ni d'importun. Ni d'inhabituel. La vie sans couleur, sans douleur, sans passé.
"Gabriel dormit pendant la première partie de la nuit.[...] Puis, vers le milieu de la nuit, le bruit que faisait Gabriel réveilla Jonas. L'enfant commençait à geindre. Jonas se leva et s'approcha de lui. Il lui caressait le dos. [...] Toujours en le berçant d'une main, Jonas se mi-temps à penser à la magnifique promenade en bateau que lui avait transmit le passeur peu de temps auparavant .[...]
Il n'avait pas conscience qu'il transmettait le souvenir ; mais soudain Jonas s'aperçut qu'il s'atténuait , qu'il était en train de passer de sa main dans l'être de l'enfant. Gabriel se tut. Saisi, Jonas rattrapa se qui restait du souvenir dans un sursaut de volonté. Il ôta sa main du petit dos et resta debout sans bruit près du berceau."
Cécile