Le meilleur compagnon de route est celui qui peut, qui ose vous dire que le chemin que vous empruntez est périlleux, voire qu'il mènera ailleurs que là où vous cherchez à vous rendre. L'analyse de
Rosa Luxembourg, l'immense figure du socialisme allemand, est en cela une leçon qui mérite toute notre attention. Pourtant, la révolution allemande a tourné court, quand
la révolution russe, elle, a pu porter loin, bien plus loin que les journées de la Commune qui lui servait de modèle. La vraie leçon de l'histoire, c'est que face à la force, il faut laisser, comme disait Marx, les armes de la critique pour se saisir de la critique des armes car les ennemis, intérieurs et extérieurs des soviets et du parti bolchevique n'auront de cesse, des années durant, d'assiéger cet élan populaire pour la justice sociale.
Rosa Luxembourg, en grande révolutionnaire, sait d'ailleurs rendre justice à la stratégie des bolcheviques au début de la révolution.
« Dès le début, la force motrice de la révolution avait été le prolétariat urbain. Ses revendications n'étaient pas épuisées par l'avènement de la démocratie politique ; elles avaient un autre objectif, la question brûlante de la politique internationale : la paix immédiate (…) La paix immédiate et la terre, ces deux objectifs permirent la scission à l'intérieur du bloc révolutionnaire. La revendication d'une paix immédiate contredisait violemment le penchant impérialiste de la bourgeoisie libérale dont Milioukov était le porte-parole ; le problème rural était tout d'abord l'épouvantail constituant un attentat à la sacro-sainte propriété privée en général e, il devient un point de douloureux pour l'ensemble des classes bourgeoises.
Ainsi, au lendemain de la première victoire de la révolution s'allumait en son sein une lutte interne autour des deux points clés : la paix et la question agraire. La bourgeoisie libérale adopta une tactique de diversion et de faux-fuyants. L'avance des masses ouvrières, de l'armée, de la paysannerie se faisait toujours plus pressante. Il n'y a pas de doute, le destin même de la démocratie politique de la république était lié à la question de la paix et au problème de la terre. Les classes bourgeoises qui, submergés par la première tempête révolutionnaire, s'étaient laissées entrainé jusqu'à promouvoir un État républicain, entreprirent aussitôt de rechercher des points de repli et d'organiser, en secret, la contre-révolution. L'expédition des Cosaques de Kalédine contre Pétersbourg a clairement révélé cette tendance. Si cette agression avait été couronné de succès, c'en était fait non seulement de la question de la paix et de la terre mais aussi du sort de la démocratie, de la république elle-même. cela aurait inévitablement débouché sur une dictature militaire accompagnée d'un régime de terreur contre le prolétariat, puis sur le retour de la monarchie. On peut mesurer, par là, le caractère utopique et fondamentalement réactionnaire de la tactique qu'ont préconisé les socialistes russes de la tendance Kautsky, les mencheviks. Obsédés par la fiction du caractère bourgeois de
la révolution russe – puisque la Russie n'est pas encore mûre pour une révolution sociale – ils s'accrochaient désespérément à la coalition avec les libéraux bourgeois, c'est-à-dire à une alliance contre nature entre des éléments qui, divisés par la progression interne naturelle de l'évolution révolutionnaire, étaient entrés en conflit violent. Les
Axelrod, les Dan voulaient à tout prix collaborer avec les classes et les partis qui menaçaient le plus dangereusement la révolution et sa première conquête, la démocratie (…)
Dans cette situation, le tendance bolcheviste a donc eu le mérite historique de proclamer, dès le début, et de pouvoir suivre avec acharnement la seule tactique qui pouvait sauver la démocratie et faire avancer la révolution. Tout le pouvoir aux mains de la masse des ouvriers et des paysans, aux mains des soviets, c'était là en fait, la seule issue aux difficultés que connaissait la révolution, le coup d'épée qui permettait de trancher le noeud gordien, de faire sortir la révolution de l'impasse pour laisser le champ libre à la poursuite d'un développement sans entraves.
Ainsi, le parti de
Lénine fut-il le seul en Russie à comprendre les intérêts véritables de la révolution dans cette première période, il en fut l'élément moteur en tant que seul parti qui pratiquât une politique réellement socialiste.
On comprend aussi pourquoi les bolcheviks, minorité bannie, calomniée et traquée de toutes parts au début de la révolution, parvinrent en très peu de temps à la tête du mouvement et purent rassembler sous leur drapeau toutes les masses réellement populaires : le prolétariat des villes, l'armée, la paysannerie, ainsi que les éléments révolutionnaires de la démocratie, l'aile gauche des socialistes-révolutionnaires. A l'issue de quelques mois, la situation réelle de la révolution se résumait dans l'alternative suivante : victoire de la contre-révolution ou dictature du prolétariat, Kalédine ou
Lénine. Toute révolution en arrive objectivement là une fois dissipée la première ivresse ; en Russie, c'était le résultat de deux questions brulantes et concrètes, celle de la paix et celle de la terre qui ne pouvaient être résolues dans le cadre de la révolution bourgeoise.
En cela,
la révolution russe n'a fait que confirmer l'enseignement fondamental de toute grande révolution, dont la loi vitale se formule ainsi : il lui faut avancer très rapidement et résolument, renverser d'une main de fer tous les obstacles, placer ses objectifs toujours plus loin, si elle ne veut pas être très tôt ramenée à son fragile point de départ ni être écrasée par la contre-révolution. Une révolution ne peut pas stagner, piétiner sur place, se contenter du premier objectif atteint. En transposant les vérités terre à terre des guerres parlementaires à la petite semaine sur la tactique révolutionnaire, on fait tout juste preuve d'un manque de psychologie de la révolution, d'une méconnaissance profonde de ses lois vitales, toute expérience historique est alors un livre sept fois scellé (…)
Le parti de
Lénine a été le seul à comprendre les exigences et les devoirs qui incombent à un parti vraiment révolutionnaire et à assurer la poursuite de la révolution en lançant le mot d'ordre : tout le pouvoir aux mains du prolétariat et de la paysannerie.
Les bolcheviks ont ainsi résolu l'illustre question de la « majorité du peuple », cauchemar qui oppresse depuis toujours les social-démocrates allemands. Nourrissons incorrigibles du crétinisme parlementaire, ils se contentent de transposer sur la révolution la vérité terre à terre du jardin d'enfant parlementaire : pour faire quelque chose, il faut d'abord avoir la majorité. Donc, pour la révolution également, il nous faut d'abord devenir une « majorité ». Mais la véritable dialectique de la révolution inverse ce précepte de taupe parlementaire : on ne passe pas de la majorité à la tactique révolutionnaire mais de la tactique révolutionnaire à la majorité (…)
Les bolcheviks ont aussitôt défini comme objectif à cette prise du pouvoir le programme révolutionnaire le plus avancé dans son intégralité ; il ne s'agissait pas d'assurer la démocratie bourgeoise mais d'instaurer la dictature du prolétariat pour réaliser le socialisme. Ils ont ainsi acquis devant l'histoire le mérite impérissable d'avoir proclamé pour la première fois les objectifs ultimes du socialisme comme programme immédiat de politique pratique (…) L'insurrection d'octobre n'a pas seulement servi a sauver effectivement
la révolution russe, mais aussi l'honneur du socialisme international. »