Je me souviens d’un chêne, décrit énorme par la Marie, parmi tant d’autres chênes énormes et qui soudain, la nuit, prenait feu de toutes ses ramures. Avec sa bouche, avec ses mains, la Marie imitait d’abord ces flammes qui voletaient comme des pigeons rouges dans la nuit angoissante, puis le bruissement tranquille du feuillage puissamment vert et mystérieusement intact, après ce maléfique incendie.
Et il sortait de la biasse deux ou trois fromages pliés qu’il déposait avec précaution sur la table. Je regardais. Des tommes pliées, j’en voyais tous les jours. Mais il y avait ceux qui savaient les faire et ceux qui s’y essayaient.
Il ne nous était jamais nécessaire de nous pencher sur un fromage plié ou de le sentir ou de le malaxer, pour savoir s’il était à point. Le voir nous suffisait.
J’inventoriai ces volumes, j’en tirai un, sans grand enthousiasme, pour le feuilleter.
C’était un de ces livres de classe d’antan tout gris de couverture, aux feuillets gris, faits de papier bon marché, aux caractères sans attraits, petits, rébarbatifs, un de ces livres de certificat d’études, composé pour inciter au labeur et non à la rêverie. Ça s’appelait, autant qu’il m’en souvienne, « La troisième année de lecture ». J’y accordai une attention maussade, presque soupçonneuse, à peine distrait par les quelques dessins dont il était chichement illustré.
C’est alors que je tombai sur une page timidement cernée au crayon rouge.
J’y vis l’image morne, sans couleur, d’un plan d’eau souligné de peupliers et où s’avançait une barque solitaire, conduite par un rameur bourgeoisement coiffé d’un chapeau d’été en paille de seigle. Et sous cette illustration désolante, bien faite pour dissuader d’aller plus avant, je découvris ces mots :
« Ainsi, toujours poussés vers de nouveaux rivages »…
Jamais plus, sauf je ne sais combien de fois ce jour-là, quand j’avais huit ans, jamais plus de ma vie je n’ai relu Le lac de Lamartine et je suis pourtant capable de le réciter d’un bout à l’autre sans reprendre haleine. Sous ces vers, ce jour-là, je me suis trouvé percé de flèches comme un Saint Sébastien et jamais plus je ne les ai oubliés.
Avant de les lire, j’ignorais ce que c’était que l’émotion. Je l’éprouvai ce jour-là, sans même en connaître le nom. Et si mon père, à douze ans, avait cerné cette page, la seule de tout le livre, d’un trait au crayon rouge, c’est que le même sentiment poignant – et nouveau – l’avait lui aussi secoué.
Avant d'ouvrir la biasse
Cette découverte fut peut-être le plus grand secret de mon enfance ; peut-être de ma vie, puisque je le révèle ici pour la première fois, tant on met de temps à tenir pour négligeable, la peur du ridicule. Je n’en eus pas, bien sûr, aussitôt conscience, sauf ces vers, gravés au fer rouge dans ma mémoire et que je me répétais à voix haute, dès que j’étais certain d’être seul ; que je me répétais sans rien y comprendre, dans l’ébahissement d’une découverte sous laquelle je ne savais pas mettre de nom.
Avant d'ouvrir la biasse
Car mon enfance (je dirai aussi pourquoi), je ne la regrette pas, je ne l’ai jamais regrettée, je n’ai pas lieu de la regretter. À dix ans, je poussais déjà les années devant moi pour les effacer. Je suis beaucoup mieux dans ma peau aujourd’hui, à soixante ans, que lorsque j’en avais dix.
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