Je me retourne. Une silhouette féminine ondule dans ma baignoire. Elle se lime les ongles avec une épée. Sa crinière rougeoyante cascade sur ses épaules translucides. Ses cils sont si longs qu'ils semblent faux. Un trait d'eye-liner piège mon regard (...) Mais qui êtes-vous ? Je suis Dame Oclès me coupe-t-elle. Dame qui ? Oclès ! Dame Oclès enfin ! mon épée est assez réputée, déclare-t-elle en tapotant fièrement le métal de sa lame.
Ici, c'est le pays des canards et de la pédagogie. Les infirmières portent des armoires à glace émotionnelles sur leur dos en souriant. Ce sont les grandes déménageuses de l'espoir. A elles la lourde tâche de diffuser quelques bribes de lumière aux quatres coins de l'enfer, là où les anges perdus font du stop à main nue. Comme avec les médicaments, elles doivent en ajuster constamment le dosage. Elles sont cigognes-mamans-nymphes-filles. Elles gagnent à être (re)connues.
Quand j’étais petit, je croyais que les magasins de pompes funèbres vendaient des chaussures pour les morts.
Avoir un grave problème de santé ressemble de très près au succès : cela modifie les comportements. Le bain révélateur de la maladie dévoile certaines personnes sous un visage étonnant. Les bienveillants, les maladroits, les courageux, les solides... Les sordides aussi. Ceux qui quittent le navire au moment le plus critique de la tempête alors qu'ils y sont nourris, logés depuis des années. Ceux qui arrêtent de travailler avec vous et demandent que vous les rappeliez"quand ça ira mieux". Ceux qui attendent de voir si je m'en sors ou pas pour remonter à bord. Ceux qui abandonnent, qui trahissent. Ils ne s'en rendent peut-être pas tous compte, mais ils me poussent dans les bras de Dame Oclès.
Ce n'est pas une horloge à coucou à la place d'un coeur gelé qu'on va me greffer, mais comme dans La Mécanique du coeur, il sera question de vie et de mort. Cette fois la réalité dépasse la (science-) fiction.
Les couverts sont dans une pochette en plastique que l’aide-soignante déchire pour que je les prenne sans qu’elle ait à les toucher. Je n’aurais jamais imaginé que l’enfer soit un endroit aussi propre.
Deux infirmières entrent en souriant. Un vampire plus blanc qu'une porcelaine qui lit l'Equipe avec des lunettes de soleil un peu trop grandes en pleine transfusion ça les fait rigoler. (77)
Il fait presque jour quand Rosy finit par s’endormir. Elle est emmitouflée dans la couette comme une meringue vivante, étire ses petits orteils de Betty Boop avec la grâce spéciale qu’ont les anges inconscients qu’ils en sont.
Rosy et moi finissons par aller au lit avec ce sentiment terrible : c’est peut-être la dernière fois. Chasser cette idée est aussi simple que d’éviter les piqûres de moustiques un soir d’été en bord de lac.
Je crois encore au Père Moelle, mais j’ai des doutes. Peuvent-ils trouver un donneur ou ont-ils déjà épluché tout le fichier mondial ? Les réponses de mon hématologue à voix douce sont vagues. Elle jongle avec l’espoir comme avec des balles en porcelaine. Elle se débrouille pour ne pas les faire tomber.