II faut que je me fasse à cette idée : rien ne sera plus jamais comme avant. Me faire sauver la vie est l'aventure la plus extraordinaire que j'aie jamais vécue.
Le problème est que je donne plus que ce que j'ai. Je suis le plus con des dragons. Celui qui crache des étincelles et se crame les ailes avec.
On reconnait le chemin qui mène à l'hôpital aux joyeux commerces semés par le Petit Poucet de la mort. Quand j'étais petit, je croyais que les magasins de pompes funèbres vendaient des chaussures pour les morts. Des modèles vernis, neufs pour toujours, qui auraient le doit de faire mal aux pieds.
Marcher tout droit dans le couloir et sortir du service de soins intensifs. Impression d'avoir rapetissé, tout me semble immense. Je suis dans "Alice au pays des Merveilles"! Le lapin qui arrive pour une fois à l'heure, c'est ma sœur! Pile-poil le jour de l'échappée belle! L'ascenseur, c'est le trou dans le jardin qui mène au pays extraordinaire du rez-de-chaussée. La boutique en face de la polyclinique avec ses croissants pas terribles, ses boissons semi-fraiches et ses journaux de la veille… Tout est extraordinaire!
J'ai perdu ma mère le jour où il a perdu sa femme. Sa mère à lui est morte en couches en pleine Seconde Guerre Mondiale alors qu'il n'avait que quatre ans. Sa sœur, il l'a perdue avant de la connaitre. Maintenant, il doit faire le père et la mère pour son fils malade. […] Le fantôme de ma mère plane. Ici, il pèse plus lourd que d'habitude. D'où l'importance de parler football. De basculer dans une réalité allégée. Le sport est le ciment de notre complicité père-fils depuis l'enfance. Encore aujourd'hui, nous nous appelons pour débriefer à la mi-temps des matchs importants. […] A travers le football, il m'a transmis une passion et des valeurs qui me servent sacrément ces jours-ci. Le dépassement de soi, l'esprit d'équipe, le panache. Et apprendre à perdre sans se décourager…
Si seulement je connaissais la date de ma sortie, je concentrerais mon énergie sur la magie du décompte. Mais dans le cas présent, chaque jour passé est un jour en plus et je n'ai d'autres repères que mon vélo, ma toilette, mes piqûres et l'écriture. [...] Les doutes s'installent vite une fois enfermé en chambre stérile avec des fils partout et un petit bracelet en plastique siglé de son nom et d'un code-barre. La confiance en soi est ébranlée. [...] Etre malade, c'est se sentir comme un enfant et un vieillard en même temps. Etre privé de vie sociale. Ne plus travailler. Dans le regard des uns ou l'intonation des autres, on se transforme en monstre fragile. Et surtout, on commence à se faire peur. [...] Mon identité est frelatée, chaque jour qui passe rend le combat pour rester moi-même plus difficile.
C'est impressionnant de voir ces gens qu'on connaît à peine vous distiller de si mauvaises nouvelles en chuchotant. L'ultra-humain en réponse à la froideur carcérale d'une chambre d'hôpital. La taule. La tuile. Un toit tout entier qui vous dégringole sur le coin de la gueule.
Je suis le plus con des dragons. Celui qui crache des étincelles et se crame les ailes avec.
Aujourd'hui j'assiste à ce prodige en direct : mon corps repousse ! Je me suis vu mourir, je me vois renaître. Bientôt, je deviendrai un autre moi. Libre de tout recommencer. Cette idée pulvérise la mélancolie.
Dernière discussion nocturne avec les nymphirmières. C'est un nouvel espoir que de ne plus les voir alors que je les aime. Je suis un vampire de l'amour. Elles sont des cigognes. Des passeurs de ballons fragiles. Elles disent que c'est normal, que c'est leur métier. Araignées tisseuses de coton adoucissant les angles acérés de la bulle, je ne vous remercierai jamais assez.