La Grande guerre n'a pas écrasé, elle a pilonné les hommes. Et plus de cent ans après, nos esprits restent marqués par le conflit suivant, telle une cicatrice qui s'infecte, et n'a pas eu le temps de se refermer. Pourtant, dans les années 1920, c'est la musique de la paix qui domine ; c'est l'acouphène des feux d'artifices qui murmure dans les oreilles rentrées à la maison ; c'est le premier coup de crayon de la mémoire, esquissé par les plus courageux des hommes, ceux qui ont vécu les tremblements depuis leur abri de fortune et ont perdu, alors que leur pays declarait avoir gagné. Mais les soldats ne gagnent jamais la guerre, ils y meurent, ils s'y disloquent, ou ils y disparaissent. Comme Emile Joplain, qui n'est jamais revenu de l'Est, et que sa mère réclame. Un brave parmi les plus humbles se fait enquêteur pour retrouver les pauvres ères, et narrateur pour nous guider dans une vie qui s'obstine parmi les arbres fondus en croix. Un narrateur sans nom, sinon celui de la femme qui l'a attendu, sans jugement, sans se départir de son amour fou.
"IIs étaient perdus les officiers, ils ne comprenaient plus les règles. Ils ne le disaient pas, bien sûr. Je le voyais dans leurs yeux, dans leurs haussements d'épaules. Avant, c'était facile : on chargeait. On l'emportait, ou on perdait. Avec les tranchées, les soldats se sont transformés en rats. Il n'y avait plus ni gagnants ni perdants. Des rats. Des rats allemands, des rats français. Et des anglais, des canadiens, des italiens. On venait du monde entier pour se transformer en rats.
Mais ce qui leur plaisait, c'est que, malgré tout, on était ensemble. On était une force. On détestait les Boches. Heureusement qu'on les détestait. Sinon comment on aurait fait pour tenir ? Tout ça pour rien ? Non, tout ça pour rien laisser aux Boches. Alors on les insultait, on leur donnait des petits noms affectueux. Et quand on voyait passer un prisonnier, on le regardait avec mépris en se demandant lesquels de nos camarades il avait tués.
Certains les insultaient. D'autres leur parlaient. Moi, j'évitais. Ils nous ressemblaient trop. Et puis ça se voyait qu'ils étaient perdus, qu'ils avaient peur, qu'ils étaient fatigués, qu'ils avaient des poux tout comme nous. Je ne voulais pas prendre le risque de les trouver sympathiques. Si on avait su qu'un boche, c'était rien qu'un Français qui parle allemand, on aurait eu du mal à continuer à leur tirer dessus."
Gilles Marchand réussit, au-delà du recit, au-delà de la mémoire, la résurrection d'une génération glissée entre deux tomes d'une encyclopédie de l'horreur. Une génération borgne de ses enfants, mais se tenant droite, pour mieux croquer un morceau de poésie, arrachée à la lune.
Ce roman est celui d'un troubadour, qui, cheminant, cueille les stigmates endormis de l'histoire de deux êtres que tout sépare : une femme alsacienne, et un homme parisien ; une femme libre et un combattant ; une femme de bas milieu et un homme bien né ; une histoire qui se répétera éternellement, et qu'aucune guerre ne saurait fendre. C'est l'histoire de tous ces garçons nés sur le fil du siècle, et avides de douceur et d'attention, fût-ce celle de la Fille de la Lune, caressant de son souffle la joue des hommes de fer, leur chantant : " Je recherche un soldat, qui parle comme un poète, qui est beau comme un prince."
Ce roman m'est très cher, et je ressens une très forte émotion face à un ecrivain doté d'un tel talent, un talent fou qui m'intimide fortement, et force mon admiration. Les personnages sont brisés et magnifiquement vivants, les scènes pourtant apprises mille fois, surgissent de cette vie qui brandit son glaive. Ce roman est un baume et m'a donné de l'espoir, tiré de ce passé vécu par mes cellules.
Je n'oublierai pas non plus la magnifique couverture qui porte ce roman, ces casques qui pourraient etre pris pour des fauteuils de cinéma, un cinéma à ciel ouvert sur la Lune. Une mention pour une reussite parfaite, donc, nee de l'association entre
Gilles Marchand et les Editions des Forges de Vulcain !