De ce livre, je retiens les prémices, les premiers chapitres, car il faut avouer qu'il est troublant de voir un homme qui s'est imposé comme l'un des plus grands chefs d'État et l'un des plus grands foudres de guerre français, avoir tant tardé à couper le cordon de ses attaches à la Corse, comme si, au tout début, il ne pouvait concevoir d'autre destin qu'inscrit dans l'histoire de son île natale.
C'est alors que
Bonaparte fut "rousseauiste" - l'Empereur
Napoléon lui sera un véritable voltairien : un patriote corse pressait Rousseau, en 1765, quatre ans avant la naissance de Nabulione, de rédiger le texte d'une Constitution pour une Corse libre et souveraine, alors que l'île était l'objet des convoitises des Français et de celles, plus anciennes, des Génois. On dirait, à ce moment-là que ce rocher n'a pas d'histoire. Ici, ne semblent régner que les effluves et les senteurs.
"Les vents soufflent des parfums de myrte, de buissons aromatiques et de fleurs ; les eaux des rivières assurent en tout lieu une fraîcheur tempérée", écrit
Luigi Mascilli Migliorini, l'auteur de cette biographie.
Et pourtant, sous cette apparence de calme, le sang de nombreux Corses est en train de bouillir. Un homme,
Pasquale Paoli, conscient de la position géographique et stratégique privilégiée de l'île, va être leur meneur, leur fédérateur et leur voix, et va s'insurger contre l'idée d'une Corse dominée de l'extérieur. Mais le combat était inégal. La volonté inflexible de Choiseul de faire de la Corse une île française, la perspicacité sur place d'un François René Pommereul, peu convaincu que les idées de Rousseau puissent être d'une quelconque utilité en Corse, tout cela
annonçait la terrible défaite des troupes de Paoli à Ponte Nuovo, le 8 mai 1769, et la perte de nombreuses illusions
pour nombre de ses partisans, dont Carlo Buonaparte - Charles
Bonaparte - le père de
Napoléon (un
Napoléon né peu après, le 15 août 1769, "quand la patrie périssait" devant les Français). Paoli fut contraint à l'exil, et Charles
Bonaparte, en homme pragmatique qu'il était, pactisa avec les Français. Il obtint pour son fils
Napoléon une bourse qui devait lui permettre d'aller étudier en France.
Le 15 mai 1779, Nabulione fera son entrée au collège militaire de Brienne, en Champagne. "La Corse dut paraître à cet enfant comme la terre lointaine du bonheur perdu", note avec justesse
Luigi Mascilli Migliorini. La Corse dans le coeur et l'histoire comme passion - en même temps que le génie mathématique et le goût de la chose écrite -,
Bonaparte est en train de tracer son chemin. Mais ce chemin n'est pas encore celui de la brillante destinée qui l'attend en France, même si, après la mort de son père, le garçon assume un avenir déjà tracé par son père. Il hésite encore notre jeune
Napoléon, et lorsqu'éclate la Révolution française et que Paoli regagne la Corse, le jeune officier se fait très souvent peu scrupuleux à l'égard de ses obligations militaires, et durant ses congés, il regagne très souvent la Corse, avec une vision irénique de la patrie natale, qu'il nourrit de ses lectures diverses, même si celles-ci devraient plutôt le rattacher à la France :
Corneille, Racine,
Voltaire voisinent dans sa bibliothèque avec
Montesquieu, Raynal et Rousseau, mais aussi avec des historiens latins comme Tacite et
Tite-Live, ou encore avec
Homère et Ossian.
Pour
Bonaparte qui est passé par l'Ecole militaire de Paris, les garnisons de Valence et d'Auxonne, le grand retournement n'a pas encore eu lieu. Paoli est encore le dieu, le héros. Mais la Révolution française avive les divisions en Corse. Et tandis que
Bonaparte tente désespérément de convaincre Paoli qu'il y a une carte à jouer pour eux-mêmes et leur île en s'alliant à la France et en profitant du vent de liberté qui souffle alors a Paris, le vieux patriote corse préfère se tourner vers les Anglais qui vont savoir habilement l'utiliser pour le retourner contre les Français et rallumer dans son esprit l'étincelle de la révolte.
Napoléon Bonaparte, lui, se "francophilise" de plus en plus, et il s'émancipe petit à petit de Rousseau dont il commence à critiquer le Discours sur l'inégalité, mais il faudra le projet sans lendemain en 1793 d'une attaque pro-française en Sardaigne avec plan de débarquement à la Maddalena et l'échec complet de cette expédition mal préparée, pour faire basculer le destin du jeune
Bonaparte, qui avait pris un moment le risque de n'être plus attendu en France - il ne l'était d'ailleurs pas vraiment avant l'affaire de Toulon, où la poudre et les volontés du jeune officier allaient faire merveille et commencer de le faire connaître.
Inutile de vous dire que la biographie de
Napoléon par
Luigi Mascilli Migliorini est excellente. Cette mise en bouche vous l'aura fait comprendre.
François Sarindar, auteur de :
Lawrence d'Arabie. Thomas Edward, cet inconnu (2010)