Ma jeunesse n'a été qu'un long suicide. Je me hâtais de déplaire exprès par crainte de déplaire naturellement.
Envier des êtres que l'on méprise, il y a dans cette honteuse passion de quoi empoisonner toute une vie.
Mais les êtres ne sont jamais aussi bas qu'on imagine.
Ceux qui ont l'habitude d'être aimés accomplissent, d'instinct, tous les gestes et disent toutes les paroles qui attirent les cœurs. Et moi, je suis tellement accoutumé à être haï et à faire peur, que mes prunelles, mes sourcils, ma voix, mon rire se font docilement les complices de ce don redoutable et préviennent ma volonté.
Ceux que je devais aimer sont morts ; morts ceux qui auraient pu m'aimer. Et les survivants, je n'ai plus le temps, ni la force de tenter vers eux le voyage, de les redécouvrir. Il n'est rien en moi, jusqu'à ma voix, à mes gestes, à mon rire, qui n'appartienne au monstre que j'ai dressé contre le monde et à qui j'ai donné mon nom.
Si tous les hommes marchaient aussi démasqués que je l'ai fait pendant un demi-siècle, peut-être s'étonnerait-on qu'entre eux les différences de niveau soient si petites. Au vrai, personne n'avance à visage découvert, personne. La plupart singent la grandeur, la noblesse. À leur insu, ils se conforment à des types littéraires ou autres. Les saints le savent, qui se haïssent et se méprisent parce qu'ils se voient. Je n'eusse pas été si méprisé si je n'avais pas été si livré, si ouvert, si nu.
Et pourtant je déteste de me coucher, de m'étendre, même lorsque l'état de mon cœur me le permet. À mon âge, le sommeil attire l'attention de la mort. Tant que je resterai debout, il me semble qu'elle ne peut pas venir.
Ils ne savent pas ce qu'est la vieillesse. Vous ne pouvez imaginer ce supplice : ne rien avoir eu de la vie et ne rien attendre de la mort. Qu'il n'y ait rien au-delà du monde, qu'il n'existe pas d'explication, que le mot de l'énigme ne nous soit jamais donné...
J'éprouvais pourtant, à cette minute, qu'une créature rompue comme je l'étais peut chercher la raison, le sens de sa défaite ; qu'il est possible que cette défaite renferme une signification, que les événements, surtout dans l'ordre du cœur, sont peut-être des messagers dont il faut interpréter le secret...
"Quand je pense..."
Chaque phrase débutait par ce "quand je pense" étonnant chez une personne qui pensait si peu.