Tous les visages de Cora
Dire que le nouveau roman de
Vincent Message a pour thème l'entreprise serait trop réducteur. À travers le portrait de Cora, il dessine aussi la complexité de la vie d'une femme d'aujourd'hui et détaille notre société. Brillant!
C'est à la page 270 de ce somptueux roman que
Vincent Message nous en livre la clé: «Je rêve d'un monde où on se raconterait les vies humaines les unes après les autres, avec assez de lenteur, d'incertitudes et de répétitions pour qu'elles acquièrent la force des mythes. Fidèle à l'utopie, je rêve d'une société où on aurait les moyens de faire ça, et où on n'aurait rien de plus urgent à faire. Mais je sais bien, en fait, qu'on ne sait pas qui a vécu sur terre. On ne connait pas les noms.» En suivant les méandres de ses personnages – et en particulier le parcours de Cora – il s'approche de cette ambition. Au fil des pages, d'une densité peu commune, on voit Cora de plus en plus nettement, comme si des jumelles que l'on règle jusqu'à voir une image parfaite. Côté famille, rien de particulier à signaler, si ce n'est l'usure du couple et la lassitude croissante, après la naissance de Manon, à trouver du temps pour elle et pour Pierre, son mari. Cora est davantage dans la gestion du stress, essayant de mener de front sa carrière chez Borélia, sa vie de famille et ses loisirs, la photographie et l'opéra. À l'image du monde dans lequel elle évolue, elle est constamment en mouvement, alors qu'elle aimerait avoir du temps pour réfléchir, pour comprendre. Par exemple comment la société d'assurances qui l'emploie, fondée par Georges Bories en 1947 sous le statut d'une mutuelle appelée Les Prévoyants et qu'il dirigera durant 32 ans avant de laisser les rênes à son fils Pascal, est aujourd'hui contrainte de restructurer. Pourquoi la gestion par croissance interne et le rachat au fil des ans de quelques petites mutuelles n'est aujourd'hui plus suffisante. Pourquoi, après le rachat de Castel, dont la culture d'entreprise est différente, il va falloir lancer le programme Optimo avec l'aide d'un cabinet-conseil et élaguer sévèrement les effectifs.
Vincent Message a construit son roman avec virtuosité, convoquant un journaliste qui aimerait raconter la «vraie histoire» de Borélia afin de nous livrer un regard extérieur sur ce qui se trame et laissant ici et là des indices sur cet épisode dramatique que l'on découvrira en fin de lecture. D'ici là, le romancier nous aura entrainé sur bien des sentiers et nous aura offert quelques digressions propres à enrichir le récit – un séminaire en Afrique, une femme qui se jette sur les voies à la station Oberkampf, un rendez-vous manqué à l'opéra, une escapade à Fécamp, une autre dans les sous-sols de la capitale – sans que jamais la fluidité de la lecture en soit affectée. Les liaisons sont logiques, la phrase suit allègrement son cours tout en enrichissant constamment le récit, en complexifiant le portrait de Cora. Quand elle cède aux avances d'un chef de service sans vraiment le vouloir, puis quand elle se retrouve dans les bras de Delphine Cazères – engagée pour mettre en oeuvre le plan Optimo – et découvre l'amour entre femmes. Sans oublier son engagement pour régulariser la situation de Maouloun, le réfugié de Tombouctou qui est venu à son secours après une chute à la Gare saint-Lazare.
Oui, Cora Salme, née le 18 mai 1981, dans le XVe arrondissement de Paris est une femme d'aujourd'hui, confrontée à une société de la performance, à des enjeux qui la dépassent, à un avenir qui – contrairement à celui de ses parents – est pour le moins anxyogène. Et s'il fallait lire ce roman comme un constat. Celui qu'il est désormais envisageable que l'homme, à coups de «progrès», ne finisse par se détruire. Comme l'aurait dit
Romain Gary,
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