Un récit de l'intérieur qui ne cherche pas à nous abreuver des informations de quelqu'un qui a "vu" le
Japon, mais plutôt une imprégnation délicate et talentueuse. Historique d'abord, pendant presque la moitié du livre, puis la vie modeste du voyageur occidental qui se fond dans le quotidien ordinaire du
Japon des banlieues et des campagnes.
Le récit ne succombe jamais à la légèreté, et ce n'est qu'une fois l'"exotisme" dissipé que ce
Japon populaire, comme l'aime l'auteur, se révèle sans majesté et dans toute sa singularité. On comprend que la valeur constitutive du
Japon réside dans l'harmonie du groupe, dans l'humilité, et aussi dans une forme de nostalgie qui peut devenir heureuse.
L'auteur, comme nous le dit aussi
Amélie-Nothomb, nous fait découvrir un " territoire entre le magique et le sacré ", inscrit dans un espace de forces naturelles brutes qui relient l'homme au Tout et que vénère un
Japon panthéiste et syncrétique.
L'autre découverte de ce livre est la rencontre avec un style incomparable qui embrasse la délicatesse du pays lorsqu'il s'agit de décrire les paysages ou l'atmosphère d'une rue, mais qui devient brusque et rebelle comme dans les scènes des balades en bus en compagnie des vieux marchands de poisson ou de cette improbable nuit passée chez l'habitant.
Les descriptions ne cèdent ni à l'étonnement de carte postale du voyageur étranger, ni à la critique d'un pays souvent mythifié. Loin de l'esprit de système, si occidental, Bouvier devient un anthropologue des sens. Il transcende la cruelle insuffisance des mots, car le seul antidote est une langue au-delà de laquelle tout "bascule et disparaît dans le blanc".
Ainsi, la poésie peut aider à ressentir " ce chant que l'on ne saisit pas ", " cet espace où l'on ne peut rester ", qui ne se touche que dans un équilibre subtil entre l'effort et le laisser-faire : "Cet équilibre singulier entre la volonté et l'instinct, l'effort et l'abandon", comme si le dialogue entre l'Orient et l'Occident n'était que l'histoire d'un long malentendu, véhiculé par des mots inadéquats.
La grande leçon est que l'art, la poésie et le voyage effleurent et montrent du doigt sans épuiser ni prétendre posséder.
Nicolas Bouvier nous donne autant d'envie que lui de découvrir ce
Japon exotique, ainsi que le plaisir de goûter à son style dans d'autres invitations à se séparer de soi, car "un pas vers moins est un pas vers mieux".