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3,81

sur 63 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Voilà une lecture dont on ne sort pas indemne.
Bienvenue à Oakland est un livre qui dérange, qui parle cru, qui vous pend par les pieds et vous secoue comme un prunier, qui vous gifle toutes les 10 pages, vous insulte, vous malmène, vous fait culpabiliser, bref c'est un de ces romans anti-conformistes, provocateurs, politiquement incorrects. Si vous avez l'âme sensible et une tendance à la susceptibilité, passez votre chemin.
Bienvenue à Oakland c'est l'envers du décor, le négatif de l'American Dream, l'opposé de la jolie petite banlieue bien propre à la Desperate Housewives.
Bienvenue à Oakland c'est le contrepied des séries américaines qui envahissent notre petit écran, ces séries qui puent le consumérisme et le matérialisme bourgeois, qui font rêver les prolos avec de belles baraques et de belles bagnoles qu'ils ne pourront jamais s'offrir.
Bienvenue à Oakland c'est un coup de gueule, un cri de guerre contre ces bobos qui se pavanent dans leur petit confort bien tranquille pendant que d'autres pourrissent dans la crasse et triment comme des malades pour rembourser leurs dettes et avoir un toit au-dessus de leur tête.
Bienvenue à Oakland c'est une plongée dans la misère, dans les quartiers pauvres de la banlieue de San Francisco, ces quartiers où il ne fait pas bon se promener seul, ces quartiers qu'on ne voit jamais à la télé parce que c'est la honte, c'est pas beau, ça pue et c'est pas vendeur.
C'est T-Bird Murphy qui nous souhaite la bienvenue et qui nous sert de guide dans ce Oakland de la misère. Il nous raconte son enfance, entre une mère indigne qui passe son temps à taper sur ses gosses et à s'enfiler les mecs du quartier, un père qui n'est pas vraiment son père mais qui le prend sous sa protection tout en étant dur avec lui ( bah oui c'est pas son vrai fils alors faut pas pousser non plus), les petits boulots à travers lesquels il fait l'expérience des patrons pourris et la violence ambiante avec guerre des gangs, guerre des races, lutte des classes.
Oakland c'est la merde. Oui mais une belle merde, une belle merde dans laquelle tous pataugent et qui les unit, qui les rend solidaires. Il suffit de voir le sort réservé à FatDaddy Slattern par ses voisins, FatDaddy Slattern qui a trahi, qui a voulu se distinguer des autres, se croire au-dessus du lot.
Ce roman est d'une profonde noirceur mais pourtant j'ai ri. Et pour que je rie en lisant il en faut vraiment. Autant dire que ça ne m'arrive quasiment jamais, au plus j'esquisse un sourire et c'est tout. Mais là, non, j'ai ri, vraiment ! Comment rester de marbre face au personnage de Jorg et son terrible « Adresse » ? Ou encore lorsque T-Bird et son pote Ben encastrent leur voiture dans une baraque ? Et tout ça raconté dans ce style cru, ce langage fleuri que nous sert Eric Miles Williamson. Car oui, vous allez avoir votre dose de « gros mots » et vous allez vous-même en prendre pour votre grade. C'est bien la première fois que je me fais insulter par un livre !
Eric Miles Williamson ne fait effectivement pas dans la dentelle et si vous le lui reprochez voilà ce qu'il pourrait vous répondre :

« Ce dont on a besoin, c'est d'une littérature imparfaite, d'une littérature qui ne tente pas de donner de l'ordre au chaos de l'existence, mais qui, au lieu de cela, essaie de représenter ce chaos en se servant du chaos, dans une littérature qui hurle à l'anarchie, apporte de l'anarchie, qui encourage, nourrit et révèle la folie qu'est véritablement l'existence […].
Tu veux du parfait ? T'as qu'à lire les putains de bouquins de quelqu'un d'autre. Ce bouquin, si je le fais bien, sera tout sauf paaarrrfait. Je ne veux pas qu'après avoir tourné la dernière page tu t'étires sur ta chaise longue hors de prix avec un soupir plein d'autosatisfaction[…]. »

Vous voyez ? T-Bird s'adresse directement à vous, vous prend à partie, enfin … T-Bird ou Eric Miles Williamson ? Difficile de faire la part entre les deux voix. II semblerait bien que le livre contienne des éléments autobiographiques, ce qui ne peut qu'ajouter au réalisme du milieu décrit.
Mais tout de même, un bémol : quelle image de la femme ! Vénale, matérialiste, égoïste, faignante, négligée, de petite vertu … Pffffiou, ça sent le mâle misogyne qui a eu de mauvaises expériences… oups, j'avais bien dit de ne pas être susceptible ….

Alors voilà, Bienvenue à Oakland est une bombe qui explose selon le lecteur ou pas, un OVNI littéraire, un bouquin inclassable, hors norme, unique. Je n'avais encore rien lu de tel. On adore ou on déteste.
Moi qui aime les écrits engagés et enragés, je ne pouvais pas faire autrement qu'adorer et même j'en redemande.
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En pleine misère et colère, dans l'Oakland d'aujourd'hui, une curieuse solidarité du quotidien

Le quatrième roman d'Eric Miles Williamson, paru en 2009, publié en français ces jours-ci, et aimablement fourni en SP début août par une éditrice judicieuse, est une claque de grande magnitude.

La quatrième de couverture donne une idée très juste de ce dont ils s'agit : "États-Unis, de nos jours. T-Bird Murphy, la quarantaine, fils d'immigrés irlandais, se terre dans un box de parking. On le soupçonne d'un crime qu'il n'a peut-être pas commis. Incarnation du quart-monde occidental, T-Bird écrit sa rage. Un long monologue intérieur, animé par les figures de son passé, qui vient tromper sa solitude et mettre des mots sur la violence de l'exclusion."

Le style rageur et précis éclate à lui seul en prouesse : "Tu peux me croire, je vis pas ici par choix artistique ou ROMANTIQUE, comme ces écrivains qui frayent avec LE PEUPLE dans les bas-fonds parce qu'ils ont besoin d'un sujet intéressant, ces touristes au grand coeur des entrailles de l'humanité. Écoute-moi bien : je suis pas de la catégorie de ces tapettes bourrées de thunes qui font de l'art parce que c'est SYMPA de traîner avec LE PEUPLE (...), aux snobs condescendants dans leur genre qui écoutent leurs conneries, alors qu'au fond ils se foutent royalement de la petite pute de quinze ans complètement défoncée qui pleurniche devant le journaliste remonté à bloc, plein de COMPRÉHENSION et de COMPASSION. Moi, je suis pas de ces tapettes qui boivent du vin et mangent des sushis, qui se battent pour des causes dont ils ne savent absolument rien (...) et portent des pompes de sécurité parce que c'est BRANCHÉ, alors qu'elles n'ont jamais vu la couleur du béton ou du bitume brûlant, qui s'achètent des jeans délavés et déchirés ou boivent de la Bud parce que c'est COOL, et pas parce que c'est tout qu'ils peuvent se payer."

Le vrai tour de force toutefois consiste sans doute pour EMW à nous faire partager un profond sentiment de solidarité, d'espoir ténu, parfois dérisoire mais parfois grandiose, au milieu de la misère, de la colère et de l'absurdité d'une société qui réduit plus que jamais les gens en choses. Un livre magnifique. Et dur.
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Certains d'entre vous avez peut-être lu Noir Béton, le précédent roman d'Eric Miles Williamson. Ça a été mon cas et j'avais rendu compte ici même de l'excellente impression que m'avait laissée le livre et l'auteur. Je n'ai pas (encore) eu l'occasion de croiser la route de Gris Oakland, son premier roman paru en France chez Gallimard (dans la collection La Noire), mais lorsque s'est présentée l'opportunité de plonger à nouveau dans son univers et son écriture avec la parution de Bienvenue à Oakland je peux vous assurer que je n'ai pas attendu bien longtemps.

Tout commence comme une grande claque dans la gueule. Comme si celui qui avait écrit ça t'attrapait au collet et te secouait un bon coup pour te faire comprendre à toi — à toi personnellement, tas de bouse ramollie — que ce livre recelait autre chose que des personnages, qu'il s'agissait de vie, de vraie vie, de celle qui laisse des traces — au sens propre comme au figuré.
Car T-Bird Murphy, le narrateur, n'est de fait pas vraiment un personnage de roman (d'ailleurs, on ne peut pas parler ici d'intrigue) ; il se présente comme un témoin, un révélateur, doublé d'un excellent conteur.
T-Bird va TE raconter sa vie. Et si j'emploie sciemment le tutoiement, c'est parce que le lien qui se tisse ici entre le lecteur et le narrateur est de l'ordre de l'intime. Ça ne se fait pas vraiment dans la douceur, plutôt les yeux dans les yeux, histoire de bien se faire comprendre et de marquer l'urgence et la rage qui sous-tendent le discours. Discours est d'ailleurs sans doute un bien grand mot puisque s'il y a bien une cohérence d'ensemble qui se dégage au final — et quelle cohérence ! — le récit se construit de manière chaotique au "hasard" des souvenirs de T-Bird qui s'enchaînent les uns aux autres ; une anecdote en appelant toujours une autre, comme une conversation, ou plutôt un monologue, déversé au coin d'un bar perdu, minable et enfumé, devant une bière pisseuse, avec toute l'intensité du désespoir.

« Y a rien de plus beau que la volonté de vivre lorsqu'on baigne dans le désespoir absolu. L'espoir, c'est pour les connards. Il n'y a que les grandes âmes pour comprendre la beauté du désespoir. »

Le monde de T-Bird, c'est la baie de San Francisco, mais vue du "mauvais" côté, celui d'Oakland, dans la grisaille, loin des lumières de la ville. Ici, les ghettos Noirs font peur, même lorsqu'on y est né. Au hasard des pages, T-Bird retrace son parcours de fils d'immigrés Irlandais, élevé par un père qui n'est pas le sien, abandonné par une mère partie chercher fortune et meilleur parti ailleurs. T-Bird raconte l'Amérique d'en bas, celle des travailleurs qui ne s'en sortent pas avec leurs métiers pénibles, égorgés par les pensions alimentaires, et qui se retrouvent au bar pour échanger leurs désespoirs devant un mauvais whisky. Et si la lutte de classe n'a plus bonne presse, qu'on nous rabâche qu'elle n'existe plus, T-Bird nous rappelle que les classes, elles, perdurent.
Reste que dans cette misère crasse, la solidarité existe bien et que c'est sans doute elle qui au final fait la saveur exceptionnelle de ce monde vivant, infiniment vivant. T-Bird a connu une vie "normale", a possédé une maison, a exercé un métier décent, s'est marié, mais c'est au fin fond d'Oakland qu'il est revenu pour se sentir en vie. Eric Miles Williamson écrit des pages magnifiques à ce sujet :

« J'aimerai savoir si le manque de courage est une invention de ton cru et propre au gars de ta génération, ou s'il est mon destin, un destin auquel, pour mon bien, je ferais mieux de ne pas tenter d'échapper, un héritage qu'il me faut comprendre, et par conséquent accepter et dorloter comme un enfant débile, le mien. »

Il n'est jamais question de misérabilisme dans Bienvenue à Oakland, et si l'auteur décrit d'une certaine manière l'envers du rêve américain, il rappelle constamment le choix de T-Bird, son aspiration à rester proche de la vitalité incarnée par ses voisins, ses amis, ses collègues.
Et puis il y a la musique, qui permet de surmonter les "interdits" raciaux, comme une échappatoire, un subterfuge universel pour masquer la dure réalité ou l'habiller de mille feux. T-Bird joue de la trompette… et parfois du jazz.

« Avec le jazz (…), suffit de suivre la pulsation qui te bat dans les couilles, tes fluides circulent et t'as ce truc en toi, ce truc que tu ne ressens pas tant que tu ne joues pas, mais que tu captes dès que tut te mets à jouer, et que tu laisses échapper dans le bar. Jouer du jazz, c'est comme être bourré au dernier degré et baratiner sa nana préférée pour la convaincre qu'on est vraiment sexy… et y arriver ! »

« La Mission d'un musicien consiste à supprimer le bruit des hommes. À faire oublier le bruit des hommes en le remplaçant par un autre plus éloquent. »

Enfin, puisque T-Bird et son créateur se ressemblent au point de parfois ne faire plus qu'un, il sera aussi question de littérature, toujours sur le même ton :

« Ce dont on a besoin, c'est d'une littérature imparfaite, d'une littérature qui ne tente pas de donner de l'ordre au chaos de l'existence, mais qui, au lieu de cela, essaie de représenter ce chaos en se servant du chaos, une littérature qui hurle à l'anarchie, apporte de l'anarchie, qui encourage nourrit et révèle le folie qu'est véritablement l'existence quand nos parents ne nous ont pas légué de compte épargne, quand on n'a pas d'assurance retraite, quand les jugements de divorce rétament le pauvre couillon qui n'avait pas de quoi se payer une bonne équipe d'avocats, une littérature qui dévoile la vie de ceux qui se font écrabouiller et détruire, ceux qui sont vraiment désespérés et, par conséquent, vraiment vivants, en harmonie avec le monde, les nerfs à vif et à deux doigts de péter un câble, comme ces transformateurs électriques sur lesquels on pisse dans la nuit noir d'Oakland. »

Tout est dit, ou presque :

« (…) il y a peut-être au fond, en moi, un truc qui tourne vraiment rond, un truc pur et transcendantal fait pour voir et pour ressentir la douleur du monde, pour ingurgiter et digérer cette horreur brute, et la transformer en une chose belle et cristalline, comme si je pouvais réduire des ordures en sublimes pierres précieuses. »

C'est T-Bird qui s'interroge, et c'est Eric Miles Williamson qui lui répond sous la forme d'un admirable roman noir qui, tout en bousculant les codes, s'inscrit sans hésiter dans le Panthéon du genre.
Ecrit avec style, la plume trempée dans les tripes, Bienvenue à Oakland est un roman d'une incroyable puissance qui fera paraître bien insipides nombre de vos lectures.
Lien : https://polartnoir.fr/livre...
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Le noir est une vision « anti-angélique » du monde, une vision engagée ou désespérée qui explore les profondeurs de la souffrance sociale ou psychologique, en prise directe sur notre temps et sur la marche de l'Histoire. le noir n'hésite pas à dénoncer, à mettre le doigt où ça fait mal.


Ainsi parle Romain Slocombe pour définir le roman noir dans ce qui le différencie du roman policier. Il n'est pas le premier à qualifier de la sorte le genre et je trouve cette approche assez juste. Appropriée en tout cas, notamment parce que cette définition colle à merveille au dernier livre de Eric Miles Williamson, Bienvenue à Oakland. N'allez pas chercher une intrigue policière dans ce livre, vous ne la trouverez pas. Vous plongerez en revanche, à travers le récit de T-Bird, dans un monde de misère, dans les bas-fonds d'un ghetto où la violence le dispute à l'indifférence. Mais pas seulement.

C'est beau des dobermans et des pit-bulls en train de réduire en charpie des mômes qui ont sauté le mur d'une propriété privée ; c'est beau, le sang répandu sur le trottoir, les mares de vomi et les bouts de chair dans les ruelles, à l'arrière des bars. La beauté des merdes de chien qu'on dirait vivantes tant elles grouillent d'asticots, je la vois, ces paquets de merde couvent comme des gros tas d'intentions insondables qui se tortillent en quête d'une improbable raison primale. Je la vois, la beauté de ces adolescents lubriques dans la rue, qui se passent la langue sur les lèvres en jetant des regards perçants aux jeunes appelés du Midwest, ces pervers qui débarquent de leurs petites villes de merde, et la beauté des vieilles qui relèvent leur jupe pour pisser dans le caniveau, elles font ça avec le sourire, comme il faut. Y'a rien de plus beau que la volonté de vivre lorsqu'on baigne dans le désespoir absolu. L'espoir, c'est pour les connards. Il n'y a que les grandes âmes pour comprendre la beauté du désespoir.

L'épreuve suprême que tout homme digne de ce nom doit surmonter ne consiste pas à prouver combien il a réussi dans la vie, mais à quel point il assume de s'être fait baiser la tronche.

Je n'avais pas été sensible à Noir béton, le précédent ouvrage de Eric Miles Williamson paru en France. Je redoutais de ressentir cette même imperméabilité face au texte. Aussi, j'ai repoussé cette lecture jusqu'à par succomber aux sirènes d'autres blogueurs puis d'un détenu du centre pénitentiaire où j'ai eu l'occasion d'intervenir pour le travail.

Succomber aussi à la langue d'Eric Miles Williamson. T-Bird, son narrateur, percute, assène les coups pour, au final, nous raconter sa vérité : celle d'un monde de reclus où l'humanité n'en est pas moins présente. La force de Eric Miles Williamson réside dans sa manière de nous ouvrir les portes de son univers, dont il nous fait littéralement toucher du doigt les bas-fonds dans lesquels évoluent ses personnages. Que ce soit la puanteur de la décharge, la suie, le cambouis, la crasse d'une voiture/poubelle, la merde, la sueur, la fumée des clopes dans les bars, la brume, Williamson rend tous ces éléments extrêmement prégnants. Avec des accents de rage et de désespoir, oui, comme j'ai pu lire ici ou là, il a chargé son écriture avec les accus d'une poésie bouleversante que l'on retrouve même jusque dans le tempo des phrases, jusque dans leur rythme. Ce qui n'est d'ailleurs pas, comme le dit T-Bird lui même, sans rappeler la musique, évoquée avec une réelle beauté dans les lignes du livre. D'ordinaire, je ne suis pas sensible à de telles comparaisons et descriptions tirant sur de longues pages. Mais là, là, mes amis, c'est à vous démanger de prendre une trompette entre les mains, de jouer les virtuoses sur ses pistons. Sublime.

A mesure que les insultes fusent à la deuxième personne, comme pour prendre le lecteur à la gorge et ne plus le lâcher – opération réussie – T-Bird, de sa voix aux relents d'alcool vous crache toute sa détresse à la figure, dévoilant au final une chaleur humaine et une solidarité sidérante. Au passage aussi, il vomit sa ville, Oakland, autant qu'il la vénère.

On connaît chaque fissure des trottoirs. On sait qui vit où. On sait tout de nos sens […] ce que ressent le bitume quand on l'écrase.

Il faut lire ce livre pour la magie de ses mots percutants, pour la beauté qui en émane indéniablement.

P.S : mention spéciale pour la couverture du livre. La photographie en noir et blanc de ce chien courbant l'échine et qui continue à avancer sur du sable, sans jamais rompre, imagine-t-on, illustre à merveille l'attitude de T-Bird dans le monde qui est le sien.
Lien : http://bibliomanu.blogspot.com
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Tremblement de terre dans la baie de San Francisco… avec le ton rageur de ce livre, un texte qui hurle les conditions de vie des travailleurs pauvres, un texte extrêmement dur et d'une très grande puissance.

"J'ai fait les pires jobs, les boulots réservés aux ouvriers à la gueule boursouflée, aux bouseux-des-campagnes et aux bides à whisky. J'ai vu sept types claquer sur des chantiers, j'en ai vu d'autres s'écrouler par terre comme des poissons dans la poussière, le futal souillé par la merde, j'ai vu des types au crâne éclaté, explosé comme une pastèque, et comment les yeux se voilent avant de ne plus rien voir du tout. Je suis tombé de fatigue avant la pause de midi. Mais je ne suis pas facteur, je ne suis pas marchand de lait. Aussi pauvre que je puisse être, et malgré le peu d'argent que j'ai pu dépenser en vidéos, en mini-téléviseur et en frigo à glaçons, eh bien, je ne me suis toujours pas transformé en tampon hygiénique usagé de la classe moyenne, complètement lobotomisé par la télévision. le «je» de cette histoire, cette chose, c'est le personnage le plus important. C'est moi, T-Bird Murphy."

T-Bird Murphy est d'Oakland, sur les bords pollués de la baie de San Francisco. En face brillent les lumières et l'argent de Frisco. de ce côté de la baie, l'envers du rêve américain est ce monde des travailleurs pauvres qui se font écrabouiller et détruire, qui chopent des maladies en travaillant sur les chantiers de construction, qui dorment avec les cafards et les rats, dans leur voiture, ou dans n'importe quel trou de merde.

T-Bird n'est pas là et ne t'interpelle pas, lecteur, pour te faire pitié. Il aurait bien voulu avoir une femme gentille, une maison, une voiture, un sèche-linge et surtout des enfants qu'il élèverait en bon père, à qui il apprendrait à jouer de la trompette… mais il ne veut surtout pas devenir un gros mou lobotomisé à qui sa femme colle des baffes. Alors c'est lui qui colle des baffes au lecteur, très, très loin du politiquement correct. Et tant pis si les femmes sont ici des salopes ; elles s'en sortent comme elles peuvent et essorent leurs hommes au moment des divorces, et se débrouillent toujours pour trouver un type plus riche pour les entretenir.

Mais malgré cette violence et ces vies déglinguées, T-Bird aime son milieu et il l'a toujours aimé, car ces gens qui travaillent, se salissent et ne seront jamais propres, sont vraiment VIVANTS. Alors « Bienvenue à Oakland » est une galerie de portraits phénoménale, entre Jorgensen l'ex-marine qui règle les problèmes avec son équipement lourd, Mrs Flynn la voisine d'origine suédoise aux onze fils qui a un vrai sens de la justice, Jones le sculpteur de collines d'ordures dans la décharge publique, FatDaddy le fumier, patron d'une entreprise de lunettes de WC sur mesure, et puis Pop en salopette et à la barbe grise, qui s'est occupé de T-Bird, ce môme qui n'était pas le sien.

"-T'es pas mon fils, a dit Pop, mais t'es un bon fils.
-Et toi, t'es pas mon père, mais t'es un fils de pute.
Pop a souri."

Dans la lignée de ses prédécesseurs en littérature du chaos, qui s'étaient penchés avant lui sur le sort des bas-fonds travailleurs de l'Amérique, le «Bienvenue à Oakland» d'Eric Miles Williamson est un séisme de grande magnitude, le genre de choc qui peut fissurer voire détruire la skyline idyllique de San Francisco.
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Ce roman commence par la couverture : Un chien errant, affamé, qui marche en cherchant quelque chose à manger. Puis, les anecdotes : Quand vous cherchez du travail, n'y allez pas bien habillé avec des chaussures de sécurité neuves, sinon le patron va croire au premier coup d'oeil que vous allez lui demander un trop gros salaire. Bienvenue en enfer !

Si vous attendez un petit bouquin pépère tranquille peinard, alors il vaut mieux vous prévenir : Ce bouquin parle des bas-fonds, des gens qui tentent de survivre, et c'est écrit avec le langage des bas-fonds. Ce bouquin, c'est plutôt un ouragan supersonique, un marteau piqueur qui va vous défoncer le cerveau, une lancinante musique de trompette qui va vous harceler la nuit.

Sur une pièce de monnaie, il y a deux faces. Mais pour Eric Miles Williamson, les deux faces sont encore trop belles. Il va vous montrer, vous imposer sa vision de la société en dessous des faces de la pièce, celle que l'on ne montre jamais, celle que l'on ne veut pas croire, que l'on aimerait qu'elle n'existe jamais. Putain, bordel de merde, c'est une claque, une gigantesque baffe dans la gueule. Excusez moi, mais je me fonds dans le paysage.

T-Bird va vous montrer sa haine, sa rage de vivre ; pas question pour lui de laisser tomber. Dehors, c'est la jungle, alors il faut connaître les règles, la loi et essayer de s'en sortir par tous les moyens. Parfois, on se dit qu'il serait plus facile pour lui d'être un truand, voler serait plus facile que vivre cette vie là. Heureusement, il a sa trompette, son amour du jazz. D'ailleurs, ce roman est écrit comme un solo, une improvisation d'un joueur amateur.

Amateur ? Que nenni ! Car ce roman est foutrement bien écrit, formidablement bien construit, violent, agressif, vulgaire. C'est une lecture qui se mérite, que certains n'aimeront pas. Sous ses apparences d'empiler les anecdotes, pas forcément chronologiques, d'agrémenter ses nombreuses digressions, ce roman est un joyau de style, de sentiments, de dégoûts, de personnages. On en prend plein la gueule (je l'ai déjà dit, non ?) et de nombreuses références viennent à l'esprit, mais Eric Miles Williamson pourrait bien avoir écrit là un grand roman si ce n'est le grand roman de sa jeune carrière. J'en redemande.
Lien : http://black-novel.over-blog..
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T-Bird, le narrateur, vit à Oakland. Pas dans les beaux quartiers huppés aux rues si propres qu'elles donnent envie de s'allonger, non, dans le Oakland crasseux et délabré, dans les quartiers où blancs et noirs se font la guerre malgré leur misère commune, dans le coin des exclus de la société qui rament pour survivre.
T-Bird, lui, est né en bas de l'échelle. Il a grandit dans une caravane avec un père qui n'est pas le sien et une mère qui a préféré écarter les jambes pour une flopée de Hells Angels. Il a connu toute sorte de boulot et ce dès le plus jeune âge où il apprend que rien n'est offert dans ce monde et qu'il faut batailler pour avoir de quoi vivre. Aujourd'hui, T-Bird vit dans dans un garage sans fenêtre et infesté de bestioles qui lui grimpent dessus pendant la nuit. Parfois, il dort dans son camion-benne qui lui sert à ramasser les ordures.
Et T-Bird a la rage. Une rage qu'il crie alors qu'il nous raconte sa vie, faite de petits boulots merdiques, d'injustice et de misère. Une rage qui dénonce la pourriture de ce monde et prend le pas sur une violence physique qu'il ne pratique pas. Une rage mais aussi un amour incommensurable pour ce lieu qui l'a vu naître et qui contient aussi de la beauté dans ses pires fondements.

Bienvenue à Oakland, donc, bienvenue en enfer. Dès les premières pages, T-Bird s'adresse au lecteur qu'il prend à parti. Né du mauvais côté avec peu de possibilité de s'éléver, il enrage de ne pouvoir s'échapper de sa condition et de voir l'injustice du monde qui permet à d'autres ce qui lui ait refusé.
T-Bird adopte une narration décousue, faites d'anecdotes et de digressions. Il nous parle de sa situation présente, de sa volonté de s'offrir un vrai chez soi et de l'obligation de dormir dans son camion afin de gagner de quoi payer une caution pour un logement, et de fait, de cette odeur de merde qui lui colle à la peau.
Il évoque son enfance où dejà il ramassait des merdes de chien, tondait des pelouses pour quelques sous ; la violence qui fait feu dans son quartier opposant noirs, blancs, mexicains ; les soirées passées au bistrot où tous les déclassés se retrouvent mégotant sans fin sur les femmes qui les ont fait souffrir ; les femmes justement qui se marient pour une situation et divorcent bien vite emportant dignité et enfants dans leurs bagages ; la trompette et les boeufs de musique qui servent d'échappatoire, etc...
T-Bird nous raconte son Oakland donc, fait de désespoir, de misère humaine et sociale. Sa langue, à l'image de sa ville, est écorchée, vulgaire et parfois même provocatrice.
Le lecteur découvre à travers ses mots un quartier délaissé, abandonné aux ordures empilées aux portes de la ville et aux alcooliques qui noient leur chagrin amoureux.

C'est une véritable galerie de personnages haut en couleurs qui se dessine. Les femmes auront le plus souvent le mauvais rôle ici, soit putains, soit destructrices de foyer déjà bancals. Mais les hommes, trimant inutilement pour sauvegarder un semblant de dignité, trouvent dans une fraternité le soutien qui leur permet de survivre. Car ce roman aussi noir soit-il contient une chaleur insoupçonnée selon moi. T-Bird déteste sa ville, voudrait à tout prix s'en échapper mais quelque chose le retient malgré tout. Chacun se construit ses propres plans d'avenir, condamnés avant même d'être lancés. Et pourtant, dans ce cloaque, ces hommes sont là les uns pour les autres. Il y a l'ancien militaire, obsédé de techniques guerrières et d'espionnage qui offre à chacun mari éploré ses services pour punir l'ancienne amoureuse. Il y a Louis, dans son bar du Dick, qui offre réconfort à coup de verres gratuits. Il y a les copains qui ne savent pas rester impuissant face à la folie qui prend peu à peu l'un des leurs et tentent de le sauver. Il y a cette camaraderie inhérente à ceux qui connaissent les mêmes galères. On découvrira la formidable action collective qui prendra tout un quartier afin de punir celui qui croyait pouvoir arnaquer un T-Bird enfant.

Bienvenue à Oakland est bien évidemment un roman noir, très noir même.
Le malheur, la désillusion sont le quotidien de ces hommes-là, victimes d'un rêve américain en capilotade, d'une société illusoire où l'ascenseur social n'est là que pour les plus riches finalement. Une société qui préfère ignorer la pauvreté des siens et se voile la face bien opportunément au mépris de ceux qui font le sale boulot, comme celui de ramasser leurs déchets. Des hommes qui doivent se contenter des miettes qu'on veut bien leur accorder donc.
Pourtant, il faut savoir déceler ces petites touches de lumière et même d'humour qui se glissent dans les interstices d'une narration tourmentée à l'image de son narrateur : cette amitié qui les tient les uns les autres, cette volonté commune de s'en sortir et de s'échapper.

Loin d'être un roman excessivement plombant, j'ai trouvé que Bienvenue à Oakland s'avérait finalement assez surprenant. Vulgairement, le lecteur bouffe de la merde mais pas que. A travers une crudité de langage faite d'insultes et de chienneries que certains trouveront excessive, on peut déceler une écriture très réaliste mais travaillée même si sans grande fioriture stylistique. T-Bird se pose malgré tout en écrivain.
Il est loin d'être bête et fait même preuve d'une certaine culture musicale et littéraire.
Mais finalement, malgré les galères, la misère, le désespoir dont son existence est faite, le narrateur reste d'une certaine manière libre : libre de hair le monde et de l'envoyer chier, libre de ne rien avoir à perdre, libre d'être heureux de son existence merdique mais aussi libre de vouloir être heureux comme eux. Une ambivalence étonnante mais qui souligne simplement le pouvoir de la vie.
Ce roman est un petit coup de coeur, assurément ! Que dire de plus !
Lien : http://legrenierdechoco.over..
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Eric Miles Williamson cède sa plume à T-Bird Murphy, personnage narrateur du livre. Quelle histoire bon Dieu... J'avoue n'avoir jamais rien lu de pareil et je reconnais qu'il va me falloir un moment pour m'en remettre! Pour l'expliquer d'une autre manière, difficile d'en sortir indemne. On en prend plein la gueule. Eric Miles Williamson, par la voix furieuse et pleine de rage de T-Bird Murphy, nous plonge dans les ghettos sombres, malsains et dangereux d'Oakland, ville industrielle située en face de San-Francisco, où certaines races, dont de pauvres blancs comme lui, sont totalement exclus, catalogués et traités comme des clébards dans la société.

Si vous cherchez à découvrir de la belle littérature sans trop de vulgarité, autant vous dire que vous n'ouvrez pas le bon bouquin! Quoi que... le franc parlé du personnage, d'une dureté extrême, est aussi d'une subtilité effarante et non dénué de sens (bien au contraire!). T-Bird Murphy nous parle entre quatre yeux, nous crache à la figure sa vision d'exclu vis-à-vis d'une Amérique de merde, ne cherche absolument pas à nous ménager - nous insulte même parfois - et va droit au but avec un langage rempli de rage et de dégoût. Sa parole franche et son monologue scabreux et dur nous emportent malgré nous, avec lui, dans sa zone, son milieu, dans son indignité. On écoute, on écoute encore et on ne s'en lasse pas. On dit "merde", souvent... On se dit que ce n'est pas possible de vivre ça! Et pourtant... Nous ne pouvons que compatir, avec notre regard extérieur, tout en restant d'une certaine manière concernés, sans savoir pourquoi.

J'ai tout de même envie de dire que les propos de T-Bird Murphy sont une sorte de poésie, mais à sa manière. A la manière de la rue et de la merde. A la manière finalement d'une personne salement victime de l'exclusion et qui l'exprime avec de la classe, vulgairement classe... Une belle leçon de philosophie de vie au bout du compte. T-Bird Murphy ne sollicite pas notre pitié, il veut juste s'exprimer... Après avoir parcouru quelques kilomètres de lecture au côté de ce personnage, on se doute bien que T-Bird Murphy et l'auteur Eric Miles Williamson ne sont qu'une seule et même personne.

Fils d'immigrés irlandais, la quarantaine, T-Bird Murphy vit dans un box de parking merdique, infecté de bestioles de toutes sortes. Il enchaîne les petits boulots depuis l'âge de 10 ans - ramasser les crottes de chiens sur les trottoirs, manoeuvre sur les chantiers, chauffeur de camion-poubelle, pour n'en citer que quelque-uns - mais ne gagne largement pas sa vie. Et pourtant, il a tout essayé. Il exprime d'ailleurs clairement ce qu'il pense des employeurs, de ces grands connards de patrons qui exploitent et profitent de gens comme lui. Il nous parle aussi de son enfance, une enfance que même un chien ne voudrait pas! Je ne vous donne pas de détails ici. Je vous dit juste que c'est inhumain, amer, cruel et intolérable.

T-Bird Murphy nous livre donc sa vie, sa merde, ou plutôt des passages de sa vie, agréables ou non, mais plutôt désagréables. Mais aussi les bons moments comme sa passion pour la musique, le jazz - la trompette - un tremplin essentiel pour rétablir son moral et le propulser au plus haut. T-Bird Murphy est un grand mélomane comme son père Bud - enfin pas son vrai père, évidemment - et quand il joue, il oublie sa déchéance, sa misère et sa souillure de vie et il se met à rêver... Sa musique, on la perçoit, on la ressent, et on l'écoute une fois de plus, attentif... A retenir aussi les bons moments avec ses amis, ses longues heures passées avec eux au "Dick", leur bar crasseux qui leur est plus ou moins réservé pour parler de femmes, où plutôt de leurs ex-femmes qui les ont mis sur la paille en demandant le divorce et surtout en demandant des pensions alimentaires hors norme. Des gars brisés et cassés.

C'est glauque, c'est dur, verdâtre et violent. On vogue pleinement et profondément dans un milieu où drogue, sexe, délinquance et beuverie mènent le jeu, où les femmes n'ont pas beaucoup d'amour propre, mais plutôt l'amour vulgaire, canaille et inélégant. Mais aussi dans celui de la musique, de l'amitié, au milieu de gens paumés, travailleurs, laissés-pour-compte qui entretiennent tout de même avec force le respect, la solidarité, la fierté et l'honneur. Eric Miles Williamson sait nous décrire cette ville d'Oakland effacée par les lumières de San-Francisco, avec adresse et habilité. Ses décharges immondes où la pollution et les déchets se transforment en geysers de gaz pestilentiels et méphitiques. Ses rues remplies de merdes grouillantes d'asticots. Ses taches de sang et bout de crânes éparpillés sur le sol. Et surtout son ambiance, son climat, son atmosphère. La beauté se niche dans les détails, mais une beauté vue par des personnes comme T-Bird, et non les autres, les riches, les connards. Tout est relatif.

Laissez-vous surprendre et abasourdir par les paroles de T-Bird Murphy. Laissez-vous balader, emmener par les propos directs, francs et sans détours d'un type miséreux, perdu et enragé, mais aussi bon, juste et loyal! Pour ma part, je m'y suis complètement engouffré, comme hypnotisé, j'ai rapidement oublié la sensation de lire et je crois bien que je me suis retrouvé malgré moi dans cette cité. Mais je n'en suis pas sûr, peut-être était-ce juste un mauvais rêve. Quoi qu'il en soit, Bienvenue à Oakland.

Je vous livre quelques passages du récit, révélateurs.

"... Avec le jazz et l'impro, c'est différent. Suffit de suivre la pulsation qui te bat dans les couilles, tes fluides circulent et t'as ce truc en toi, ce truc tu ne ressens pas tant que tu ne joues pas, mais que tu captes dès que tu te mets à jouer, et que tu laisses échapper dans le bar. Jouer du jazz, c'est comme être bourré au dernier degré et baratiner sa nana préférée pour la convaincre qu'on est vraiment sexy... et y arriver! Mais par rapport aux musiciens réglo, ces soldats sapés en costard-noeud pap, ouais, par rapport à ces types-là, je suis un gros nul."

"... Il l'a descendue? Putain, il est temps! Mais je croyais que vous étiez ses potes? Payez la caution et faites-le sortir! Quand on descend une salope dans son genre, surtout une salope d'ex, la caution va pas chercher plus loin que dans les deux mille. Les juges comprennent ce qu'un homme est obligé de faire parfois."

"... Si, la merde qu'on voit, les étrangers considèrent qu'elle est laide, c'est parce qu'ils sont habitués à la merde que, eux, ils trouvent belle et qu'ils ne perçoivent pas combien leur monde peut nous paraître immonde à nous, la laideur de leur petit personnel et de leurs bagnoles européennes ou japonaises hautement antiseptiques qu'aucune tache de sperme ni de honte ne corrompt jamais, la laideur de leurs briques si parfaitement alignées, de leur carrelage récuré, de leurs jardiniers, de leurs plombiers, tous ces gens qui travaillent pour eux - nous. Mais nous, parce qu'on est nous, on voit des trucs magnifiques qu'ils ne voient pas. La beauté d'une haie bien taillée ou d'une rampe d'accès au béton bien coulé, la beauté d'un petit ange mexicain en cloque à treize ans, obèse et triste, la beauté d'un immeuble correctement démoli. Nous qui vivons dans la laideur, on connaît la beauté - et elle n'a rien à voir avec ce qu'on trouve dans les magazines branchés des salles d'attente des toubibs ou des avocats spécialisés dans les divorces."

Il parle d'Oakland. "... C'est beau, des dobermans et des pit-bulls en train de réduire en charpie des mômes qui ont sauté le mur d'une propriété privée; c'est beau, le sang répandu sur le trottoir, les mares de vomi et les bouts de chair dans les ruelles, à l'arrière des bars. La beauté des merdes de chien qu'on dirait vivantes tant elles grouillent d'asticots, je la vois, ces paquets de merde couvent comme des gros tas d'intentions insondables qui se tortillent en quête d'une improbable raison primale. Je la vois, la beauté de ces adolescents lubriques, dans la rue, qui se passent la langue sur les lèvres en jetant des regards perçants aux jeunes appelés du Midwest, ces pervers qui débarquent de leurs petites villes de merde, et la beauté des vieilles qui relèvent leur jupe pour pisser dans le caniveau, elles font ça avec le sourire, comme il faut. Y a rien de plus beau que la volonté de vivre lorsqu'on baigne dans le désespoir absolu. L'Espoir, c'est pour les connards. Il n'y a que les grandes âmes pour comprendre la beauté du désespoir."

Il parle des employeurs. "... Qu'est ce qu'on dit, quand on pense aux maladies mortelles qu'on se chope en bossant dans tes magasins et tes usines, sur tes chantiers de construction? Tu crois qu'on se dit quoi, tard le soir, après avoir picolé toutes nos canettes de Busch, quand on repense que tu nous fais payer notre place de parking dans tes usines hors normes avec des latrines à la place de vraie toilettes? Tu crois qu'on pense à quoi, quand on signe nos chèques de pension alimentaire destinés à tes filles qui nous épousent parce qu'on est de vrais hommes, mais qui nous plaquent en demandant le divorce parce que, ce qu'elles veulent, c'est une fiotte dans ton genre? A quoi on pense quand on tond ta pelouse, qu'on débouche tes chiottes, qu'on passe devant tes baraques aux garages plus grands que nos apparts ou nos caravanes, quand on voit que tes filles portent un appareil dentaire, alors que les dents pourries des nôtres leur donnent des airs de sorcières à même pas seize ans? Qu'est ce que tu crois qu'on imagine quand on entend aux infos que ta maison sur les collines a été emportée par un glissement de terrain et que tu as perdu ton mobilier hors de prix? Tu crois peut-être qu'on a pitié de toi? Qu'on espère que, toi et ta petite famille, vous vous porterez bien et que tout ira pour le mieux? N'oublie pas, Mr ou Mrs Tout-Confort, que je suis en train d'écrire dans mon garage de Warrensburg, dans le trou du cul du Missouri. ... J'ai fini dans ce trou parce j'étais un mec bien et que je n'avais pas encore compris la leçon que m'avait enseignée FatDaddy Slattern. Si je vis dans ce trou, c'est à cause de types comme toi. Alors, tu sais quoi? Je ne t'aime pas."
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-Bird Murphy vit dans un garage dans un coin paumé du Missouri. C'est de là qu'il s'adresse directement au lecteur pour lui livrer quelques tranches de sa vie. Sa vie, c'est Oakland, la banlieue la plus pourrie de la baie de San Francisco. Parce que c'est là qu'il a grandi, qu'il a souffert de la pauvreté, de la violence, des gangs, de l'alcoolisme, des boulots les plus crades et les plus difficiles, des femmes infidèles et autoritaires, du regard condescendant et des sales coups des bourgeois… parce que c'est là que sont les siens, parce qu'ils les aiment autant qu'il les hait.

« Ce qui m'a un peu détruit la tête, c'est que je vénérais Nietzsche et Marx à la fois ; or d'après le peu que j'en savais, leurs idées n'étaient pas trop compatibles. Marx était à fond pour le travailleur, le gars qui bosse sur un chantier de construction comme un malade pour l'enfoiré de riche ; Marx, il était pour tous les gars de chez Dick, il était pour moi. (…) Nietzsche pensait que les minables n'avaient que ce qu'ils méritaient, parce que les forts finissaient toujours par se relever, par conquérir et par se retrouver tout en haut de l'échelle, devenant ainsi les maîtres de la basse-cour. (…) le fait de lire ces deux Schleus m'a donc un peu détraqué. Je n'arrivais pas à décider si je voulais devenir le leader du plus grand syndicat international de l'histoire de l'humanité, ou bien le dictateur d'Oakland, Monsieur le Boss. Parce que, si je devenais un jour Monsieur le Boss, qu'est-ce que je penserais des travailleurs ? Et si je restais un simple travailleur, qu'est-ce que je penserais du Boss ? Lire des bouquins, bordel, c'était pas simple ».

C'est toute une série de tranches de vies, éloquentes, dramatiques, grotesques et émouvantes qui nous font découvrir T-Bird et son quartier. Un coin où tout le monde est prêt à faire front face à l'étranger riche qui prend les gens du coin de haut mais où, aussi, on est prompt à se foutre sur la gueule à coup de démonte-pneu ou de couteau pour une remarque anodine jugée déplacée, un regard un peu trop appuyé sur une fille ou, tout simplement, parce qu'on en a envie.

T-Bird aurait pu vivre autrement, il a fait des études et même vécu un moment dans un quartier résidentiel. Pourtant, il cultive sa déchéance, sa ruine, pour rester proche des siens et parce que c'est comme cela qu'il se sent réellement libre et qu'il trouve une véritable solidarité, sans arrière-pensées.



Prenant le lecteur à partie dès le début du livre, Eric Miles Williamson laisse éclater tout au long de ces 400 pages sa rage, son amour et sa haine pour Oakland et les gens qui y vivent. Dans une langue sans fioritures, directe, souvent grossière mais qui n'est pas pour autant dénuée de poésie, T-Bird/Eric Miles Williamson hypnotise le lecteur, le happe dans son récit.

C'est glauque, scabreux, hilarant, dégoutant, triste à pleurer, joyeux, beau… c'est à mon avis un chef-d'oeuvre de la littérature contemporaine, et je pèse mes mots. Préparez-vous à un voyage émotionnellement bien rempli. Vous vous demanderez parfois ce que vous faites là, mais à peine rentré, vous n'aurez qu'une envie : y retourner.

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On le sait, Bird est le surnom de Charlie Parker. C'est aussi le prénom du personnage principal d'un formidable roman d'Eric Miles Williamson, Bienvenue à Oakland, paru chez Fayard Noir, il y a quelques années. T. Bird Murphy a choisi de vivre dans un trou, au fond d'un box.

On est ici dans le quart monde, dans les bas-fonds, émigrés, clandestins, trafics en tous genres. La lie de l'Amérique dont on hume les remugles dans les romans américains les plus noirs. « Ce livre parle des gens qui travaillent pour gagner leur vie, les gens qui se salissent et ne seront jamais propres, les gens qui se lavent les mains à la térébenthine, au solvant ou à l'eau de Javel… Dans le vortex de la tristesse du monde« . Murphy a tourné le dos au rêve américain. Écrivain, ouvrier, il passe d'un petit boulot à un autre, il se torche avec les copains plus nazes que lui mais ce qu'il aime faire, « c'est jouer de la trompette ». Parce que lorsqu'il a entendu Wynton Marsalis et Art Blakey, « on aurait dit qu'une sorte de Dieu était descendu parmi nous. » Parce que Pop, son père, en fait celui qui l'a élevé, ouvrier comme lui, est un vrai musicien. Parce que, dans ce bas monde, « les seules vérités, c'est l'amour, la stupeur et la musique. »

Au fil des pages, Murphy nous raconte les galères, les siennes, comme un de ses premiers boulots à s'abimer les mains dans les ronces à désherber des heures durant, pour moins de un dollar par jour. Les vies misérables de ses potes, les mariages ratés, les défonces, les bagarres. La violence de ces quartiers, de ces vies est décuplée par la rage, le rythme qu'instille l'écrivain dans chaque histoire, à chaque page. Une ironie mordante, un humour grinçant souvent désespéré accompagnent chacun des destins tordus que Williamson, par la plume de T. Bird Murphy, nous raconte, non, plutôt nous jette à la figure. Comme il l'explique – sans se justifier, bien sûr- la littérature doit déranger, doit donner des coups de poings, doit conduire à la désobéissance. Comme les notes magnifiques qui sortent des instruments déglingués de ses compagnons, souvent éclopés. le récit se termine en apothéose par le mariage de Pop, qui permet à l'écrivain américain un délire total, un maelstrom incroyable de situations improbables accompagnées de quelques magnifiques pages sur les musiciens et la musique. Rarement sensations, émotions que procurent le jazz ont été aussi bien décrites, aussi habilement transformées en mots, en phrases : » Ce son qui ressortait de la trompette de mon père, c'était le vent qui faisait des pirouettes dans les tulles, le souffle brutal de l'orage dans les tuyaux d'une cage à poules sur le terrain de jeu, les gémissements de la cheminée dans l'ouragan.«

Le jazz n'est pas le thème principal de la partition que joue Eric Miles Williamson. Bienvenue à Oakland est bien plus un récit désespéré sur la condition ouvrière, sur ceux qui triment et trinquent. Peut-être comme ces sons qui sont sortis des cornets des esclaves et de leurs descendants à la fin du XIXème siècle. Qui pensaient déjà, peut-être, comme Murphy que, jouer du Jazz, c'est comme être bourré au dernier degré et baratiner sa nana préférée pour la convaincre qu'on est vraiment sexy… Et y arriver !
Lien : https://www.lejazzophone.com..
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