Quand la tempête climatique frappe l'apathie des adultes, le salut vient peut-être bien des enfants et des adolescents. Au-delà d'une métaphore rusée, un grand roman drôle, poignant et incisif.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/01/01/note-de-lecture-nous-vivions-dans-un-pays-dete-lydia-millet/
C'est l'été. Une dizaine de sympathiques familles bourgeoises américaines plus ou moins « progressistes », issues de grandes villes de la côte Est, se sont rassemblées pour cinq ou six semaines dans une immense demeure patricienne, sur le littoral, pour « souffler un peu » et goûter les plaisirs de la chère, de l'alcool, de la drogue récréative et du sexe qui le soit tout autant, peut-être. Pendant ce temps-là, leurs progénitures, privées de leurs téléphones portables et autres consoles dès le premier jour, pour pouvoir mieux « profiter du séjour », se sont organisées de manière quasiment autonome, vivant leurs « vacances » obligatoires comme elles l'entendent – ou presque. Pris dans leur ensemble, tous ces enfants ne détestent pas leurs parents, mais les méprisent et leur en veulent. Pour leur mollesse satisfaite. Pour leur côté repu et fataliste. Pour tout ce qui s'enracine dans leur inaction résignée vis-à-vis du dérèglement climatique – et de ses causes et conséquences socio-politiques – qui fait désormais de plus en plus rage. Lorsqu'une tempête centennale (au moins), dont les signes annonciateurs ont été copieusement négligés, semble se diriger fort résolument vers l'ensemble de la région de villégiature rêvée, de ce « pays d'été » tant vanté, tout est prêt à basculer dans une autre dimension, autrement plus réelle que celle qui semblait jusque là tenir le haut du pavé (numérique).
On lit ou entend encore assez souvent, ces temps-ci, surtout en dehors des cercles de lectrices et de lecteurs familiers de la science-fiction, que le réchauffement climatique ne suscite pas suffisamment d'oeuvres littéraires probantes, échappant au piège du prêche ou de l'essai déguisé. Celles et ceux qui connaissent déjà
Kim Stanley Robinson (son «
SOS Antarctica » de 1997, sa « Trilogie climatique » de 2004-2007, son «
New York 2140 » de 2017 ou encore son « Ministère pour le Futur » de 2020, à paraître en français dans les mois qui viennent) ou
Paolo Bacigalupi (sa « Trilogie des cités englouties » de 2010-2017 ou son «
Water Knife » de 2015) – ou même
Ian McEwan et son «
Solaire » de 2010, par exemple – ne seront bien entendu pas d'accord avec cette complainte relative. Pour les autres (pour toutes et tous en fait, bien entendu !),
Lydia Millet proposait en 2020 ce petit roman décisif, joliment traduit en français en 2021 par
Caroline Bouet aux éditions Les Escales, et désormais disponible en poche (depuis août 2022) chez 10/18, parfaite démonstration de la possibilité d'écrire court et puissant, drôle et radieux, autour d'une thématique sinistre et urgente s'il en est.
Celles et ceux qui avaient suivi l'autrice américaine dans la mythique collection Lot 49 du
Cherche-Midi, que ce soit par le magnifique «
le coeur est un noyau candide » (son quatrième roman, datant de 2005) ou par sa trilogie si affûtée, multipliant notamment les angles d'attaque d'un malaise existentiel complexe saisissant certains types de mercenaires du capital («
Comment rêvent les morts » en 2008, «
Lumières fantômes » en 2011 et «
Magnificence » en 2012), ne seront pas surprises ou surpris de la puissance concentrée de ce onzième roman, opérant juste sur la frontière entre la littérature générale et l'anticipation, mobilisant tout le pouvoir d'une métaphore subtile, agencée et architecturée sous une forme ramifiée et néanmoins pénétrante, où la figure tutélaire de
Greta Thunberg, évidemment jamais mentionnée, rôde comme en secret filigrane. Dépassant le simple et galvaudé « conflit de générations », l'autrice enregistre et reflète, en cruauté et en humour noir, mais aussi avec une réelle tendresse, la divergence fondamentale qui s'est créée entre des adultes résignés, mous, battus d'avance, distraits, et pour tout dire, décevants, et une jeunesse réputée scotchée à ses jeux vidéo et à ses réseaux sociaux mais pourtant infiniment moins zombifiée, en réalité, que ses parents soumis à l'envoûtement capitaliste (selon la belle formule de
Philippe Pignarre et
Isabelle Stengers).
Dans le New York Times (joliment illustré d'un dessin de Ben Giles, ci-contre, et à lire ici),
Jonathan Dee rappelait avec pertinence que, dotée d'un master en politique environnementale et travaillant à Tucson pour le Centre pour la Diversité Biologique,
Lydia Millet connaissait parfaitement son sujet, et pouvait ainsi d'autant plus se permettre de travailler toute la légèreté apparente des interactions socio-familiales de son roman, pour mieux développer sa parabole silencieuse (nourrie de lectures enfantines d'une Bible illustrée qui vient rythmer certaines des péripéties), plongée dans un réel que nous connaissons bien ou devrions bien connaître, auquel pourtant nous restons encore si largement aveugles et sourds – malgré les cris d'alarme de la jeunesse, précisément. Dans le Los Angeles Times (à lire ici), Carolyn Kellogg préférait à raison aussi insister sur le parcours professionnel extraordinairement varié de l'autrice, et sur sa capacité à piocher avec malice et allégresse dans son répertoire désormais extrêmement diversifié pour écrire ce somptueux roman qui, malgré son titre américain (« A Children's Bible »), n'est décidément ni religieux ni « pour les enfants ». Ron Charles, dans le
Washington Post (à lire ici) saisit la puissance captivante de la figure adolescente choisie pour la narration, avec sa faculté à passer sans effort apparent d'un registre léger et drôle à celui de la détermination la plus sérieuse, comme avec sa redoutable lucidité quant aux mirages survivalistes et aux illusions technologiques. La critique, anglo-saxonne comme française, ne peut que saluer la superbe association d'une technique narrative sans faille et d'un art consommé de l'émotion à transmettre – sous condition d'humour noir et tranchant, bien sûr.
Présentant grâce à cet assemblage hétéroclite d'enfants et d'adolescents un véritable mélange détonant de naïveté, de fraîcheur, de roublardise, d'inventivité et de détermination (Extinction Rebellion , voire le «
Comment saboter un pipeline ? » d'
Andreas Malm, ne sont peut-être plus si loin d'ici, en effet), «
Nous vivions dans un pays d'été » laisse deviner une autre forme, radicale, d'Arche de
Noé. Au-delà du cynisme et de la résignation, au-delà de la lenteur et de l'usure (on songera sans doute à nouveau aux paroles si prémonitoires, là aussi, du « On était tellement de gauche » de Miossec : « À essayer de vivre comme si de rien n'était / On se fait un beau jour rattraper par la marée » et « C'est désormais bon pour les gosses / Allez les enfants, foutez le raffut »), ce roman nous éclaire d'une lueur que l'on pourrait d'abord croire blafarde, mais qui se révèle in fine étrangement
solaire et mobilisatrice. Une belle réussite, et l'une des lectures indispensables de cette année 2022 qui s'achève, sans aucun doute.
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